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de son jugement. Vous croyez faire admirer votre souplesse en changeant de manière ou de genre ? Vraiment oui ! le public prendra la peine de modifier son opinion tous les matins ! il a tout au plus trouvé le temps de s’en former une sur vous, et vous attendez son avis sur chacun de vos ouvrages ! On est homme d’affaires, homme du monde ; on a ses intérêts et ses plaisirs ; on lit, parce qu’il est de bonne compagnie de se tenir au courant, et qu’il faut pouvoir, au besoin, placer son mot dans la conversation ; mais on n’a ni le loisir, ni la patience de s’enterrer vivant dans vos livres : chaque écrivain se juge d’ensemble et une fois pour toutes ; aux érudits la loupe et les détails. Shakspeare est auteur dramatique : on ne lit pas ses sonnets, qui auraient suffi pour immortaliser M. Smith ou M. Brown.

Ce n’est pas, toutefois, que je veuille les mettre au-dessus de ceux de Pétrarque. Les amours mystiques et profondes du poète italien, la mort de sa maîtresse, tout concourt à mieux inspirer son génie, à donner à ses élégies un aspect plus sérieux, plus grave, plus dramatique. Sa langue elle-même, plus belle et plus sévère de formes, est bien plus propre que la langue anglaise à un genre de poésie qui tire une partie de son mérite de la rigueur même de ses lois ; mais si la première place reste à Pétrarque, qui osera disputer la seconde à Shakspeare ? Sera-ce Ronsard, tout réhabilité qu’il soit ?

D’ailleurs l’intérêt biographique de ces poésies ne devrait-il pas suffire à les préserver de l’oubli ? Le plus grand génie des temps modernes est aussi celui dont on connaît le moins la vie. Aujourd’hui, à trente ans, nos hommes de lettres ont déjà publié leurs œuvres complètes. Les journaux leur délivrent, sous forme d’articles biographiques, des passeports pour l’immortalité ; la lithographie se charge du signalement : air inspiré, taille moyenne, front énorme ; enfin la postérité n’en perdra rien, elle peut être tranquille. Mais il n’en était pas ainsi du temps de Shakspeare : à cette époque barbare, on ne visait pas plus à l’effet dans sa conduite que dans ses ouvrages ; avait du génie qui pouvait, mais on n’ouvrait pas pour cela sa porte au public ; on vivait tranquillement chez soi, sans fracas ; on faisait des chefs-d’œuvre au coin de son feu, et on laissait même à d’autres le soin de les recueillir et de les imprimer.