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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

cruel encore menaçait ceux des amis de la liberté qui étaient restés en Allemagne, si Napoléon et les Français ne se fussent hâté de nous vaincre. Napoléon ne se doutait certainement pas que lui-même avait été le sauveur de l’idéologie. Sans lui, le gibet et la roue auraient fait bonne raison de nos philosophes et de leurs idées. Pourtant les libéraux allemands, trop républicains pour courtiser Napoléon, trop généreux pour s’allier avec la domination étrangère, s’enveloppèrent dans un profond silence ; ils se traînèrent tristement, le cœur brisé, les lèvres fermées. Quand Napoléon tomba, on les vit sourire, mais de mélancolie, et ils se turent encore ; ils ne prirent aucune part à l’enthousiasme patriotique qui, avec permission des autorités supérieures, fit alors explosion en Allemagne ; ils savaient ce qu’ils savaient, et se turent. Comme ces républicains mènent une vie chaste et frugale ils parviennent d’ordinaire à un âge très avancé, et quand la révolution de juillet éclata, beaucoup d’entre eux étaient encore de ce monde, et à notre grande surprise, nous vîmes ces vieux originaux, qui avaient toujours apparu courbés et taciturnes, relever la tête, sourire amicalement à nous autres jeunes gens, nous serrer les mains et conter de joyeuses histoires. J’en entendis même un chanter ; car il nous chanta dans un café l’hymne marseillais, et c’est là que nous en apprîmes la mélodie et les belles paroles, et nous ne fûmes pas long-temps à le chanter mieux que le vieillard, car, aux plus belles strophes, il riait comme un insensé, ou pleurait comme un enfant. Il est toujours heureux que de semblables têtes grises restent en vie pour apprendre les chants aux jeunes gens. Nous ne les oublierons pas, et quelques-uns d’entre nous les feront chanter aux petits-fils qui ne sont pas encore nés ; mais beaucoup d’entre nous auront alors pourri soit dans les cachots de l’Allemagne, soit dans les mansardes de l’exil.

… Parlons philosophie. J’ai montré plus haut comment la philosophie de Fichte, bâtie avec les abstractions les plus menues, offrait néanmoins une inflexibilité de fer dans ses conséquences qui se portaient aux extrémités les plus audacieuses ; mais un beau matin nous aperçûmes en elle un grand changement : elle commença à s’amollir, à devenir doucereuse et modeste. Le Titan idéaliste qui, avec l’échelle des pensées, avait escaladé le ciel, et