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Je ferai remarquer encore une fois que cette lettre n’est pas d’hier, qu’elle porte la date du 22 mai 1799. Pourtant les circonstances politiques dont il est fait mention dans plusieurs passages, ont une affligeante ressemblance avec l’état plus récent de l’Allemagne, avec cette seule différence qu’alors le sentiment de la liberté échauffait surtout les savans, les poètes et généralement les gens de lettres, tandis qu’il se manifeste aujourd’hui beaucoup moins parmi eux, mais bien plus dans la grande masse active, parmi les ouvriers et les gens de métiers. À l’époque de la première révolution, le sommeil le plus lourd, le plus allemand, pesait sur le peuple : dans toute la Germanie régnait une espèce de tranquillité brutale, mais le mouvement le plus puissant ébranlait notre littérature. L’auteur le plus solitaire, qui vivait dans le coin le plus reculé de l’Allemagne, prenait part à ce mouvement. Sans une connaissance exacte des événemens politiques, par suite d’une sorte d’affinité secrète, il en sentait l’importance sociale et l’exprimait dans ses écrits. Ce phénomène me fait penser aux grands coquillages marins que nous plaçons quelquefois comme ornemens sur nos cheminées, et qui, tout éloignés qu’ils puissent être de la mer, commencent à murmurer spontanément quand arrive l’heure du flux et que les flots se brisent contre le rivage. Quand la révolution se gonflait chez vous à Paris, ce grand océan d’hommes, qu’elle y rugissait et frappait, les cœurs allemands résonnèrent et murmurèrent chez nous… Mais ils étaient bien isolés, entourés de porcelaines insensibles, de tasses à thé, de cafetières et de pagodes chinoises qui balançaient mécaniquement la tête comme si elles eussent su ce dont il était question. Hélas ! cette sympathie révolutionnaire tourna fort mal pour nos pauvres prédécesseurs en Allemagne. Les gentillâtres et les cafards leur jouèrent les tours les plus lourds et les plus communs. Quelques-uns d’entre eux se sauvèrent à Paris, où ils tombèrent et moururent dans la misère. J’ai vu dernièrement un vieux compatriote aveugle, qui est resté à Paris depuis cette époque. Je l’ai vu au Palais-Royal où il était venu se réchauffer un peu au soleil ; c’était une chose douloureuse de le voir pâle et maigre, tâtonnant son chemin le long des maisons ; on me dit que c’était le vieux poète Heiberg. J’ai vu aussi naguère la mansarde où est mort le citoyen George Forster. Un sort plus