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CONVERSATIONS DE CHÂTEAUBRIAND.

de visage que montrent les anciens tableaux et les vieilles gravures. Était-ce qu’il y eût moins d’aisance que pendant la guerre ? ou bien les hommes dégénéraient-ils donc si rapidement dans les grandes villes ?

Il était fort frappé de ces idées et y insistait ; mais la raison de ces différences qui le surprenaient n’était-elle pas en lui plutôt et dans le nouveau point de vue d’où il regardait ? Il était ambassadeur maintenant, et ses cheveux avaient blanchi ; il voyait de bien haut ce qu’il avait vu de bien bas et tout jeune.

Quelques jours après son arrivée à Londres, M. de Châteaubriand eut la visite de M. de Montesquieu, le petit-fils de l’auteur de l’Esprit des lois, fixé alors en Angleterre où il s’était marié et vivait fort retiré. Dès qu’il l’eut entendu annoncer, l’ambassadeur fut au-devant de lui tout ému ; et lui prenant les mains : « Ah ! monsieur, dit-il, que j’ai de joie de l’honneur que vous me faites ! il me semble que c’est votre grand-père qui daigne, en votre personne, me venir voir. » M. de Montesquieu, — on peut le dire aujourd’hui puisqu’il est mort, — n’était point fort renommé pour la vivacité de son esprit ni ses réparties. Pourtant il en eut une ce jour-là bien heureuse, comme il semble que ce soit l’air du grand monde qui en inspire parfois aux hommes de ce rang les plus ordinaires. « Mais, monsieur l’ambassadeur, reprit-il, ne m’était-ce pas un devoir de me présenter chez vous, qui nous rappelez à la fois mon grand-père et Fénelon ? » Le mot vraiment était admirable. C’était un magnifique éloge et plein de justesse ; les larmes en vinrent presque aux yeux de M. de Châteaubriand ; et à ce propos, une autre fois qu’il en était reparlé : « J’en suis fâché, s’écria-t-il, pour mon prédécesseur, mais il lui est peu flatteur de n’avoir pas eu cette visite. Si je ne l’eusse reçue, moi, il m’eût semblé voir l’ombre du grand Montesquieu sortir de son tombeau et me crier : « Éloignez-vous, je ne veux pas vous connaître. » Ce prédécesseur de M. de Châteaubriand n’avait, à dire vrai, rien à faire avec Montesquieu ni avec son ombre.

Au sortir de sa première audience de réception par sa majesté britannique, M. de Châteaubriand parut dans la salle du corps diplomatique et prit place après les princes de Lieven et Esterhazy. « Je vous présente un nouveau collègue, messieurs, dit le roi. »