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même, hardie à la réplique, invitante sans lasciveté, vive et folâtre sans se livrer, pleine de force et de séduction. Laquelle des deux a raison ? Faut-il louer Mlle Mars d’avoir transformé le poète, pour le ramener aux conditions de sa nature ? Faut-il remercier Mme Dorval d’avoir été droit à Beaumarchais, d’avoir saisi le rôle dans son entière franchise, sans retrancher rien à son égrillarde insolence ? La question vaut bien qu’on la soulève ; et comment décider, si la lutte n’est pas permise ?

De la part de Mlle Mars, consentir à la comparaison, ce ne serait pas seulement justice, ce serait aussi à notre avis un excellent calcul. Elle ne perdrait pas à ce jeu un seul de ses admirateurs ; sa générosité ne lui coûterait rien. Et puis elle pourrait prendre sa revanche. Par exemple, elle n’aurait qu’à choisir Adèle d’Hervey, qui dans l’origine lui était destinée, et je m’assure qu’elle trouverait moyen de rajeunir et de renouveler le rôle créé si heureusement par Mme Dorval ; elle serait autre et ne serait pas inégale ; elle interpréterait avec une habileté inattendue, avec une pénétration presque divine, des sentimens inaperçus jusqu’ici, elle ferait saillir avec un relief éclatant bien des couleurs demeurées dans l’ombre. N’est-ce pas là une rivalité honorable ?

Je voudrais aussi voir passer aux mains de Mme Dorval le rôle de Clotilde. Je n’accepte pas la pièce comme un chef-d’œuvre : il s’en faut de beaucoup ; mais pour ceux qui consentent à subir les trois premiers actes, le quatrième et le cinquième sont un digne dédommagement. C’est un mélodrame, à la bonne heure, mais un mélodrame douloureux et poignant, une face nouvelle et avilissante de la jalousie, une flétrissure de l’âme humaine hardiment montrée. Je laisse de côté la question littéraire, pour ne considérer que l’étude purement dramatique. Eh bien ! l’auteur doit désirer pour lui-même, en vue de ses inventions à venir, pour le public auquel il s’adresse, que tous les côtés de sa création soient révélés avec une égale franchise. Or, comme Mlle Mars et Mme Dorval ne se ressemblent en rien, comme elles ont toutes deux une puissance égale, mais diverse, la chance de révélation est inévitable. Ici d’ailleurs l’expérience plaiderait plus haut que moi : à Rouen, à Bordeaux, qui ne sont pas des villes illettrées, Mme Dorval a joué