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d’aller et de poursuivre toujours : on se rachète avec lui sur la quantité. Il est un peu comme ces généraux qui n’emportent la moindre position qu’en prodiguant le sang des troupes (c’est l’encre seulement qu’il prodigue) et qu’en perdant énormément de monde. Mais, bien que l’économie des moyens doive compter, l’essentiel après tout c’est d’arriver à un résultat, et M. de Balzac en mainte occasion est et demeure victorieux.

Il l’a été principalement dans Eugénie Grandet, et il s’en faut de bien peu que cette charmante histoire ne soit un chef-d’œuvre, — oui, un chef-d’œuvre qui se classerait à côté de tout ce qu’il y a de mieux et de plus délicat parmi les romans en un volume. Il ne faudrait pour cela que des suppressions en lieu opportun, quelques allégemens de descriptions, diminuer un peu vers la fin l’or du père Grandet et les millions qu’il déplace et remue dans la liquidation des affaires de son frère : quand ce désastre de famille l’appauvrirait un peu, la vraisemblance générale ne ferait qu’y gagner. La conclusion et la solution fréquente des embarras romanesques où M. de Balzac place ses personnages, c’est cette mine d’or dont il a la faculté de les enrichir : ainsi dans l’Absolu, ainsi dans Eugénie Grandet, ainsi dans le conte du Bal de Sceaux où l’or de M. Longueville est le ressort magique, le Deus ex machina. À voir les monceaux d’or dont M. de Balzac dispose en ses romans, on serait tenté de dire de lui comme les Vénitiens de Marc-Paolo à son retour de Chine : Messer Miglione. Il faudrait encore dans Eugénie Grandet amoindrir l’inutile atrocité d’égoïsme du jeune Charles à son arrivée d’Amérique ; il est à la fois trop ignoble de la sorte envers sa cousine, et trop naïf aussi de n’avoir pas deviné la grande fortune de son oncle ; le résultat mieux ménagé pourrait être d’ailleurs absolument le même, et l’admirable Eugénie, au milieu des Des Grassins et des Cruchotins, près de sa fidèle Nanon, ne perdrait rien ni en pâleur mortifiée, ni en sensibilité profonde et rétrécie, ni en perpétuel sacrifice. Apaisez en ce tableau quelques couleurs criardes ; arrivez, en éteignant, en retranchant çà et là, à une harmonie plus égale de ton, et vous aurez la plus touchante peinture domestique.

Je veux même entrer ici dans quelques détails de style et de diction, parce que M. de Balzac, tout abondant et inégal qu’il est,