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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

l’autre la doctrine de la connaissance par l’expérience, par les sens, la doctrine des idées à posteriori.

C’est un fait fort significatif, que le côté idéaliste de la philosophie cartésienne n’a jamais pu réussir en France. Plusieurs jansénistes renommés suivirent pendant quelque temps cette direction ; mais ils se perdirent bientôt dans le spiritualisme chrétien. Peut-être l’idéalisme dut-il à cette circonstance d’être discrédité chez les Français. Les peuples ont un pressentiment instinctif de ce qu’il leur faut pour accomplir leur mission. Les Français étaient déjà sur la route de cette révolution politique qui n’éclata que vers la fin du xviiie siècle, et pour laquelle ils avaient besoin d’une hache et d’une philosophie matérialiste non moins froide, non moins tranchante. Le spiritualisme chrétien combattait dans les rangs de leurs ennemis : le sensualisme devint alors leur allié naturel. Comme les sensualistes français étaient ordinairement matérialistes, on crut faussement que le sensualisme ne procédait que du matérialisme. Non, le sensualisme peut aussi bien se produire comme un résultat du panthéisme, et alors il apparaît beau et imposant. Nous ne voulons cependant nier en aucune manière les services rendus par le matérialisme français. Ce matérialisme fut un contre-poison efficace contre le mal du passé, un remède corrosif dans une maladie désespérée, une panacée souveraine pour un peuple infecté. Les philosophes français choisirent Locke pour leur maître : c’était le sauveur dont ils avaient besoin. Son Essay on human understanding devint leur évangile : c’est sur ce livre qu’ils jurèrent. John Locke était allé à l’école chez Descartes, et avait appris de lui ce qu’un Anglais peut apprendre, la mécanique, l’analyse et le calcul. Il n’y eut qu’une seule chose qu’il ne put comprendre : ce furent les idées innées. Il perfectionna donc la doctrine d’après laquelle nous obtenons toute connaissance par l’expérience extérieure. Il fit de l’esprit humain une sorte de mécanique, et l’homme entier devint entre ses mains une machine anglaise. Cela s’applique aussi à l’homme tel que l’ont construit les disciples de Locke, quoiqu’ils veuillent se distinguer de lui par diverses dénominations. Ils ont une peur affreuse des dernières conséquences de leur principe dominant, et le disciple de Condillac s’effraie d’être rangé dans la même catégorie qu’un Helvétius, voire même qu’un Holbach, ou