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comme nous, ô mon ami, et quand je vois un homme supérieur ouvrir la bouche pour parler, ou avancer le bras pour agir, je tremble encore, et je l’interroge d’un regard méfiant et sévère qui voudrait fouiller aux profondeurs de sa conscience. Ô Dieu ! que ne faudrait-il pas avoir senti, que ne faudrait-il pas avoir étudié, par quelles austères réflexions, par quelles épreuves sanctifiantes ne faudrait-il pas se préparer à jouer un rôle sur la scène du monde ? Tiens, plantons dans notre jardin vingt-sept variétés de dahlia, et tâchons d’approfondir les mœurs du cloporte. N’aventurons pas notre intelligence au-delà de ces choses, car la conscience n’est peut-être pas assez forte en nous pour commander à l’imagination. Contentons-nous d’être probes, dans cette existence bornée où la probité nous est facile. Soyons purs, puisque tout nous y convie au sein de nos familles et sous nos toits rustiques. N’allons pas risquer notre petit bagage de vertu sur cette mer houleuse où tant d’innocences ont péri, où tant de principes ont échoué. N’es-tu pas saisi d’un invincible dégoût et d’une secrète horreur pour la vie active, en face de ce château où tant d’immondes projets et d’étroites scélératesses couvent et éclosent incessamment dans le silence de la nuit ! Ne sais-tu pas que l’homme qui demeure là joue depuis soixante ans les peuples et les couronnes, sur l’échiquier de l’univers ! Qui sait si la première fois que cet homme s’est assis à une table pour travailler, il n’y avait pas dans son cerveau une honnête résolution, dans son cœur un noble sentiment ?

— Jamais ! s’écria mon ami, ne profane pas l’honnêteté par une telle pensée ; cette lèvre convexe et serrée comme celle d’un chat, unie à une lèvre large et tombante comme celle d’un satyre, mélange de dissimulation et de lasciveté, ces linéamens mous et arrondis, indices de la souplesse du caractère, ce pli dédaigneux sur un front prononcé, ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de contrastes sur une physionomie humaine, révèlent un homme né pour les grands vices et pour les petites actions. Jamais ce cœur n’a senti la chaleur d’une généreuse émotion, jamais une idée de loyauté n’a traversé cette tête laborieuse ; cet homme est une exception dans la nature, une monstruosité si rare, que le genre humain, tout en le méprisant, l’a contemplé avec une