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LE PRINCE.

tales, et qu’il faut l’enterrer vivante pour la purifier. N’affecte pas cette tranquille indifférence et cette inertie volontaire qui cachent mal tes déchiremens énergiques. Ou, si tu dis tout cela, ne le dis qu’à nous, qui essaierons de te combattre ; ne le dis qu’à moi, qui pleurerai avec toi et souffrirai moins en ne souffrant pas seul.

Je serrai la main de mon ami, et lui répondis après un moment d’émotion. — Ne crois pourtant pas que ma seule indolence fasse conseiller le repos à mes ardens amis. Quand on peut empêcher un forfait, c’est une lâcheté de s’en laver les mains comme Pilate. Mais quand on est, comme nous, perdu dans la masse vulgaire, la raison, et peut-être la conscience, commandent d’y rester. Que celui qui se sent investi d’une mission divine sorte des rangs. Dieu l’appelle, Dieu le soutiendra. Il guidera sa marche difficile au milieu des écueils ; il l’éclairera, dans les ténèbres, du flambeau de la sagesse. Mais, dis-moi, combien crois-tu qu’il naisse de Christ dans un siècle ? N’es-tu point effrayé et indigné comme moi de ce nombre exorbitant de rédempteurs et de législateurs qui prétendent au trône du monde moral ? Au lieu de chercher un guide et d’écouter avidement ceux dont la parole est inspirée, l’espèce humaine tout entière se rue vers la chaire ou la tribune. Tous veulent enseigner. Tous se flattent de parler mieux et de mieux savoir que ceux qui ont précédé. Ce misérable murmure qui plane sur notre âge n’est qu’un écho de paroles vides et de déclamations sonores, où le cœur et l’esprit cherchent en vain un rayon de chaleur et de lumière. La vérité, méconnue et découragée, s’engourdit ou se cache dans les ames dignes de la recevoir. Il n’est plus de prophètes, il n’est plus d’auditeurs. Le peuple égaré est plus orateur que les envoyés de Dieu. Tous les élémens de force et d’activité marchent en désordre et s’arrêtent paralysés dans le choc universel. Nous arriverons, dis-tu ? Mais dans combien de temps ? Eh bien ! résignons-nous, attendons ! Pour se faire jour avec le bras et le flambeau dans cette multitude aveugle et impotente, il faudrait massacrer et incendier autour de soi. Ne sais-tu pas cela ? Par combien de désastres certains ne faudrait-il pas établir un succès douteux ! combien de crimes faut-il commettre envers la société pour lui faire accepter un bienfait ! Cela ne convient point à des paysans