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saisissait la sienne, et l’entraînait à travers plusieurs corridors noirs et silencieux jusqu’au petit cottage verdoyant. Dès que la première clarté du jour jetait un pâle et faible rayon à travers les feuilles, un long baiser, entremêlé de quelques soupirs de regret, avertissait Henri de s’éloigner. Il fallait traverser le salon où il avait reçu un jour une réception si glaciale, et dans le clair-obscur du matin, il lui semblait toujours voir, formant un cercle de spectres, toute cette nombreuse famille endormie à quelques pas, qui était loin de se douter qu’il fut si près d’elle.

Dans cette année, Henri visita cinq fois Guernesey, et vint cacher son bonheur au fond de cette petite île. Le reste de son temps était employé à écrire à Thécla et à lire les lettres qu’elle lui écrivait. Son amour était devenu pour lui une religion. Il se demandait bien quelquefois si Thécla n’avait pas aimé quelqu’un avant lui ; mais il se disait qu’une femme est sanctifiée par une grande passion, et que le passé doit être fermé pour l’homme qu’elle aime. Dans le monde entier, il ne voyait plus que l’île de Guernesey, et dans Guernesey, Thécla, Thécla, elle seule. Il avait même évité d’y faire de simples connaissances ; d’ailleurs, ses voyages étaient un secret, et il ne pouvait emporter des lettres.

Thécla semblait avoir enfin concentré toutes les forces de son ame pour mieux aimer Henri. Cette année-là, on ne parlait que des sinistres événemens qui avaient eu lieu au temps de l’équinoxe. Plusieurs bâtimens de transport s’étaient perdus en voulant passer dans cette dangereuse saison, de la Bretagne et de la Normandie, aux îles de la Manche. Quelques jours avant une de ces effroyables tempêtes, Henri avait écrit à Thécla pour lui annoncer son départ. Trois longs jours se passèrent avant que la chaloupe qui le portait, pût aborder à Guernesey. À peine fut-il arrivé qu’il vit Thécla se précipiter dans sa chambre. Elle avait tout bravé pour le voir un moment plus tôt. Ses beaux yeux étaient creusés et ternis par les larmes. Depuis la lettre d’Henri, elle avait passé une partie de ses journées sur le grand rocher de la baie, à guetter tous les navires qu’on apercevait au loin. La joie de voir Henri la rendait presque folle. Elle lui baisa mille fois les mains en lui disant qu’elle n’aurait pas assez de sa vie tout entière pour payer tant d’amour. Vous pensez bien qu’Henri ne songeait plus aux dangers