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dans l’obscurité sur les bancs et les hauts-fonds de cette rade, et chacun se retira presque certain de sa perte.

La nuit fut terrible, des raffales de vent continuelles ébranlèrent toutes les frêles maisons de Luc, et ne laissèrent pas un moment de repos aux baigneurs, qui, ne sachant que faire de leur insomnie, passèrent le temps dans leur lit à prendre compassion des passagers du navire. Aussi, dès le matin, tout le monde était sur pied. Le vent était tombé, mais un épais brouillard dérobait la vue de la mer. On voyait seulement de longs rayons d’or qui essayaient de soulever ce grand rideau grisâtre, et qui commençaient déjà à éclairer le pied des hautes falaises. Bientôt la vapeur devint moins dense ; les falaises tout entières, les flots d’un beau vert, le ciel bien bleu, les côtes lointaines, éclairées par un soleil éclatant, apparurent, et l’on aperçut à peu de distance le navire, ses voiles encore prises, et se laissant aller patiemment, comme la veille, à la dérive. Heureusement les flots étaient calmes. Quelques momens après, l’ancre tomba dans la rade, et plusieurs bateaux de pêche levèrent leurs rames pour aller prendre les passagers.

Il se fit un singulier mouvement dans le petit groupe du rivage, composé de dandies aux gants frais et aux bottes vernies, d’élégantes inclinées sous le dôme vert de leurs ombrelles, et de pêcheurs basanés et en guenilles, quand des flancs sales et noirs de ce pauvre navire tout dévasté par le gros temps, au lieu des passagers pâles et malades qu’on attendait, on vit sortir une jeune femme dans une parure simple et gracieuse, que lui envièrent toutes les baigneuses de Luc, qui avaient déjà, dès le matin, épuisé l’habileté de leurs femmes de chambre. Elle parut sur le pont du bâtiment, tenant par la main deux jolies petites filles, blondes, fraîches et riantes, qu’elle jeta gaiement dans les bras des rameurs ; et elle-même, avançant un pied mince et effilé, enfermé dans une moelleuse bottine grise, elle descendit, avec l’aplomb et le calme d’un matelot, dans la barque, qui en quelques coups de rames vint toucher le rivage. Dans ce petit trajet, la jeune femme passait de temps en temps ses mains sur les touffes de ses cheveux que menaçait de déranger un reste de vent, ou s’occupait à rappeler sur leur banc les deux enfans qui sautaient au fond de la barque. Elle s’élança