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rêves la viole et la mandoline de tes petits anges voilés de leurs longues ailes, souples, mélodieux et mignons comme la mésange ! Que j’aurais respiré avec délices ces fleurs délicates que ta main a ravies à l’Éden, et que firent éclore les pleurs d’Ève et de Marie ! Comme j’aurais frémi en baisant le léger feuillage qui flotte sur les cheveux d’or de tes pâles chérubins ! Comme j’aurais timidement contemplé tes vierges adolescentes, si pures et si saintes que le regard humain craint de les profaner ! J’aurais conservé mon âme sereine afin de leur ressembler. — Tu leur ressembles, Beppa ! s’écria l’abbé avec un regard qu’il lança sur elle comme un éclair. Mais il reporta aussitôt sa vue sur la grande et sombre madone grecque, emblème de souffrance et d’énergie, qui se dressait au-dessus de nos têtes. — Ô foi triste et sublime ! — dit-il en étouffant un soupir. Le visage de cet honnête jeune homme exprima la satisfaction d’un douloureux triomphe, et le sourire d’amertume que l’indignation généreuse ramène si souvent sur ses lèvres, s’effaça pour tout le jour. — Qu’on m’impose des sacrifices, me dit-il souvent, qu’on m’ordonne de vaincre et de macérer l’imagination rebelle, d’enfoncer dans mon cœur les sept dards qui percent le sein de Marie, qu’on me donne à souffrir, c’est bien. Ce qui tue, c’est l’inaction, c’est de sentir tout son être inutile, toute sa force perdue, c’est de n’avoir rien à combattre, rien à immoler. — Je ne serais pas surpris que l’abbé se laissât aller parfois à caresser des pensées dangereuses, des sentimens funestes, afin d’avoir la joie d’en triompher.

Le docteur alla s’endormir au milieu des orties sur la chaise curule en pierre, qui servit peut-être à plus d’un préteur romain chargé de percevoir l’impôt sur les pêcheurs des lagunes. La tradition populaire impose à cette chaise le nom de trône d’Attila, bien que le conquérant barbare ayant fait une vaine tentative d’invasion sur ces îles, et ayant vu ses vaisseaux échouer, à l’heure de la marée descendante, sur les paludes dont il ne connaissait point les canaux navigables, se fût retiré, abandonnant même la chétive conquête de la péninsule de Chioggia. Jules resta à examiner les étranges contrevens de l’église, formés, comme dans les temples orientaux, d’une grande pierre plate tournant sur un pivot et sur des gonds. L’abbé alla faire visite à son confrère de Torcello, dont