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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

que ne donnerait-il pas pour en avoir deux ! pour qu’un autre Luther entraînât la foule vers ses pas ! Mais le monde est indifférent désormais aux débats théologiques ; il lit les plaidoyers de l’hérétique, parce qu’ils sont sublimes ; il ne lit pas les jugemens du pape, parce qu’ils sont catholiques et rien de plus. Lisez-les, mes frères, puisque le pape vous les impose ; mais priez tout bas pour l’ennemi du pape.

« Vous avez bien assez travaillé, vous avez bien assez souffert en ce monde, vieux débris du plus ancien peuple de la terre ! vos barbes blanches sont encore tachées du sang de vos frères, et la neige du mont Ararat en a été rougie jusqu’à la cime où s’arrêta l’arche sainte. Le cimeterre turc a rasé vos têtes jusqu’aux os, et l’infidèle s’est baigné la cheville dans les pleurs des derniers enfans de Japhet. La méfiance qui plisse parfois vos fronts sereins est le cachet qu’y a laissé la persécution. Mais rassurez-vous, mes frères, et sachez bien qu’il y a loin du pouvoir d’un pape romain à celui du moindre cadi turc d’un village de l’Arménie. Restez en paix, et soyez sûrs que le pape prie pour son ennemi, de peur que Dieu ne le lui retire.

« Le déluge du sang a cessé, votre arche a touché ces grèves fertiles, ne quittez pas votre île heureuse. Cultivez vos fleurs et cueillez vos fruits. Voyez ! vos raisins rougissent déjà, et les pampres chargés de grappes se penchent sur les flots comme pour boire, dans un jour de fatigue. Tout est couleur de rose ici, les lauriers, les marbres, le ciel et l’onde. Chaque matin vous saluez le soleil qui sort des montagnes de votre patrie, et vous buvez dans ses rayons la rosée de vos cimes natales. De quoi voulez-vous inquiéter vos âmes paisibles ? Enseignez aux orphelins de vos frères la langue que parlèrent les premiers hommes, et surtout racontez-leur l’histoire de votre esclavage, afin qu’ils gardent la liberté que vous avez si chèrement payée. Mais ne leur parlez pas de l’ennemi du pape, c’est bien inutile, hélas ! Quand ils seront grands, l’église sera pacifiée, et le successeur de Capellari n’aura pas un ennemi au soleil.

« Restez donc en paix, mes frères, car Dieu a remis son arc dans