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POÈTES ET PHILOSOPHES MODERNES DE LA FRANCE.

cipées, ce sont des chants qui appartiennent à la lyre antique, des expressions orphéennes tirées comme avec un plectre d’or. En un mot, l’Orphée n’est pas un poème qui, avec plus de profondeur, offre l’unité et l’harmonie du ton, comme le Télémaque ou l’Antigone ; l’invraisemblance n’y est pas généralement étendue et adoucie de manière à se faire peu sentir. Mais l’anachronisme entre la forme et le fond éclate et crie en maint endroit, le poète ayant désespéré de jamais rapprocher assez à son gré cette forme du fond. Orphée est un singulier poème où le chant, émané d’une muse antique, a été commenté avec science par un néoplatonicien ou un éclectique alexandrin ; mais le copiste, par mégarde, a fait confusion ; le commentaire est entré dans le texte et l’interrompt çà et là ; les bordures du cadre sont bigarrées et blasonnées de triangles, de chiffres, de racines en toutes langues, bien que le milieu du tableau se maintienne aimable et pur autant que profond[1].

C’est ce milieu du tableau que j’aime et que j’admire dans l’Orphée ; c’est là que circule le sentiment des temps incertains, cette musique du passé dont M. Ballanche est la harpe éolienne, et dont il sait nous renvoyer un sympathique et merveilleux écho. L’heureux séjour d’Orphée en Samothrace, son chaste hymen avec Eurydice, ses entretiens avec la Sibylle mourante, son intervention au milieu des farouches combats, son refus de l’amour d’Érigone, ses bienfaits partout présens, sa personne toujours lointaine ou passagère, suffiraient à justifier les naïves paroles dans lesquelles le poète se rend témoignage à lui-même : « Qu’il me soit permis d’affirmer que l’inspiration à laquelle j’obéis est plus près que celle de Virgile des inspirations primitives… Oui, j’ai plus que Virgile, incomparablement plus, le sentiment de ces choses que j’oserai appeler divines. » — N’y a-t-il pas une voix dans les choses ? s’écrie dans l’Orphée notre poète théosophe ; or, cette voix, M. Ballanche l’a fréquemment entendue. Dans les mêmes morceaux d’Orphée que j’admire pour le sens antique et primitif qu’ils respirent, je n’aime

  1. Cet anachronisme et cette discordance, qui n’appartiennent pas à la manière des Fragmens et d’Antigone, et que nous signalons en grand dans l’Orphée, ont pénétré quelquefois jusque dans la diction, d’ordinaire si pure, de M. Ballanche. Ainsi Hébal, décrivant en deux traits la guerre du Péloponèse, montre Sparte essayant de stéréotyper la civilisation héroïque.