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ON NE BADINE PAS AVEC L’AMOUR.

PERDICAN.

Cela est possible.

CAMILLE.

Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout s’était envolé, comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot, comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux, et se glisser dans leurs souffrances, c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait. Quand elle disait : Là j’ai été heureuse, mon cœur bondissait ; et quand elle ajoutait : Là j’ai pleuré, mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter, comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.

PERDICAN.

Ma ressemblance, à moi ?

CAMILLE.

Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.

PERDICAN.

Quel âge as-tu, Camille ?

CAMILLE.

Dix-huit ans.

PERDICAN.

Continue, continue ; j’écoute.

CAMILLE.

Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties du monastère comme j’en sors aujourd’hui vierges et pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent, admirent le calme et l’ordre