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auteur exprimait au sujet des chartres, ainsi qu’on disait alors. En face de cette école des constitutionnistes dont Sièyes était le grand-prêtre et qui pensait qu’une bonne constitution écrite pouvait s’appliquer immédiatement à un peuple quelconque, l’auteur du Sentiment réclamait pour le caractère profond, historique et presque divin, de toute institution sociale ayant racine dans une nation. M. Ballanche avait lu, dès cette époque, les Considérations sur la Révolution française, par de Maistre, et, tout en ignorant le nom de l’écrivain, il citait des passages de cet opuscule étonnant. Enfin, à travers le manque de direction du livre du Sentiment, et quoiqu’en somme l’espérance y domine, on y voit trace encore d’une pensée lugubre qui est commune à Jean-Jacques et à certains de ses disciples, à M. de Sénancour en particulier : c’est que la civilisation européenne et les cités dont elle s’honore, destinées à périr, feront place à des déserts, et que les voyageurs futurs s’y viendront asseoir avec mélancolie comme aux ruines de Palmyre et de Babylone. L’épopée lyonnaise de M. Ballanche était fondée sur cette donnée. Dans les entretiens du Vieillard et du Jeune homme, publiés en 1819, le vieillard qui, par un gracieux renversement d’idées[1], est pour l’avenir, tandis que le jeune homme est pour le passé ; le vieillard tâchant de vaincre les pressentimens sinistres de ce désespoir de vingt ans, dit en un endroit : « Voilà donc ce que je vous entends répéter chaque jour et à chaque instant du jour. Eh bien ! moi aussi, j’ai cru quelque temps que tout était fini pour notre vieille Europe. Oui, lorsqu’aux premiers orages de la révolution française, qui ont grondé sur vous à votre insu, car vous n’étiez qu’un enfant, je voyais tous les liens de la société se dissoudre, toutes les institutions nager dans le sang, ah ! ce fut alors qu’il fut permis de croire à la fin de toutes choses. » Mais cette perspective funèbre ne dura pas long-temps pour M. Ballanche. Dans le récit qu’il a donné d’un voyage à la grande Chartreuse, fait en 1804 avec M.  et Mme de Châteaubriand, il est question, comme dans le Vieillard et le jeune homme, d’une conversation entre un jeune mélancolique qui repousse toute science, toute

  1. Selon l’expression de M. Barchou, dans l’article qu’il a consacré à M. Ballanche. (Revue des Deux Mondes, juin 1831.)