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l’histoire de l’art et de la sociabilité actuelle, nous cherchions quels enseignemens il en peut résulter pour les artistes, nous féliciterions encore notre jeune poète de leur donner un exemple rare aujourd’hui. Effectivement sa pensée s’insinue dans la réalité extérieure et descriptive, comme son style s’y baigne, sans que l’une y perde sa hauteur, ni l’autre sa rapidité. Son imagination accompagne toujours son invention, et ne l’annule pas. Son esprit vit dans le monde et ne s’y pétrifie point. Il use de la métaphore aussi, mais il la crève et en revient. Son ame descend bien dans la création pour s’y choisir un vêtement, mais elle en change du moins lestement et à l’infini ; elle n’est point retenue toujours sous la même chape pesante et tirée. Comment donc est-il parvenu à conserver ainsi à sa verve une indépendance que M. Hugo n’a point encore acquise ? Comment fait-il pour se mêler impunément à toutes ces couleurs, à tous ces sons, à tous ces angles où d’autres poètes s’embarrassent et ont le vertige ? Pourquoi marche-t-il toujours si assuré et si svelte en ces défilés de la matière renommés par plus d’une chute ? C’est qu’il porte avec lui un flambeau immortel qui résiste au souffle de tous les vents, qui éclaire son chemin au loin et le guide ; c’est qu’il n’a pas perdu tout son amour dans la volupté inférieure des sens, et qu’il en a réservé le feu pour les beautés du cœur ; c’est qu’il sent son intelligence supérieure à toutes les splendeurs de la nature ; c’est que partout où il va, dans les ruines et dans les fleurs, sur la crête découverte des montagnes et dans les enceintes murées des villes, c’est l’homme qu’il cherche toujours. Le culte de l’humanité peut seul préserver l’art de ce fétichisme matérialiste qu’il a enseigné dernièrement.

L’homme, mystère qui se déploie à travers le temps, dont le sens varie, dont le mot se perd et se retrouve ; l’homme, pensée changeante, passions changeantes aussi, voyageur qui déchire les tentes qu’il quitte et en construit toujours de nouvelles, conquérant jamais rassasié, jamais repoussé ; l’homme, rêveur de plaisirs, patient de douleurs, inconstant parce qu’il est éternel, — voilà l’objet premier, la base et l’idéal de toute poésie. Si l’art veut être vrai et grand, s’il cherche les sources intarissables, s’il désire les profondeurs et les contrastes, s’il a soif du changement et de la durée, s’il aspire à la signification, à l’enthousiasme, à la vie, il doit se résigner à servir la fortune de l’humanité, et à écouter sa voix, dont les autres bruits du monde ne sont que les échos effacés.

Hippolyte Fortoul.