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que Burke et Sheridan ont connu, et dont la fille existe encore ? Comme le daim fugitif de Shakspeare, qui porte dans son flanc l’épieu du chasseur, et va pleurer de grosses larmes au bord du lac, loin de ses compagnons, Henri Wellby, frappé au cœur, alla vivre et souffrir, seul, pendant trente années, dans une maison de Grubstreet, qui lui appartenait. Grubstreet est à peu près la rue des Marmousets de Londres. Il en chassa tous les locataires. Personne ne pouvait l’entrevoir, excepté une vieille servante, dans les cas de grande nécessité et très rarement. Riche, spirituel, Wellby avait voyagé en Europe, et vécu dans la meilleure société de Londres. Il avait quarante ans, et venait de faire un voyage en Italie, quand, une nuit de l’hiver 1787, comme il sortait d’un bal, il fut arrêté dans la rue par un bandit qui lui mit le pistolet sur la gorge. Une lutte eut lieu ; le pistolet fit long feu. Wellby arracha l’arme des mains de l’assassin, trouva dans le pistolet trois balles de calibre, et reconnut que cet homme était son frère cadet, ruiné par de mauvaises spéculations, ancien armateur, qui espérait conquérir ainsi l’héritage fraternel.

Henri fut frappé d’une si profonde horreur, qu’il résolut de ne plus voir le monde. Alors commença sa retraite absolue. On ne peut être ni plus charitable ni plus bienveillant que lui. Il vivait, dans sa tanière, de gruau, de lait et de végétaux. Son grand festin était un jaune d’œuf. Il achetait tous les livres qui paraissaient, et les entassait après les avoir parcourus. Sa fortune passa à une fille qu’il avait eue d’un premier mariage, et à quelques orphelins qu’il avait choisis.

— Appelez-vous cela un misanthrope ?

— À côté de Wellby, je placerai un autre solitaire bienfaisant et triste, Harry Bingley, un des plus singuliers humoristes que l’Angleterre se vante d’avoir possédés. Il vivait vers la fin du règne de George ii. Maître d’une assez grande fortune, il avait commencé par être homme politique. Il avait brillé dans les tavernes et sur les hustings ; il avait rédigé des pétitions et des remontrances ; il avait la petite gloire dans son petit cercle.

Tout à coup il découvre que cette gloire est vanité. Il quitte Londres et va seul habiter deux chambres d’une ferme située à quelques milles de Londres. Là, il resta jusqu’à sa mort, sans