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LES EXCENTRIQUES.

mêlait dans mon souvenir la conversation bizarre de ce généreux Jemmy Cower qui m’avait laissé ma montre et mes quarante shellings, qui s’était intéressé à mon père et à ma mère, qui avait eu pitié d’un jeune homme faible, et qui m’avait escorté, de peur que je ne fusse volé en route. À onze heures, tombant de fatigue, je m’assoupis enfin ; mes rêves furent singuliers ; il y avait là, au-dessus de ma tête, un millier de jolies têtes d’anges, mélancoliques, pédantes, idéales, blondes, aux lèvres roses, aux bras nus, aux épaules nues, parlant de chimie, secouant leurs beaux cheveux sur mon front, et au milieu desquelles m’apparaissait la tête massive, bronzée, musculeuse de Jemmy Cower, avec son grand chapeau ciré, et son œil noir perçant qui m’interrogeait.

§. iii.
Pourquoi les Anglais sont excentriques et comment ils vont devenir raisonnables.


J’avais pour guide et pour ami un petit vieillard à la figure osseuse, pointue, anguleuse, recouverte d’un parchemin rouge et plissé, au son de voix aigu et fêlé, aux jambes grêles et à l’aspect bizarre. Il eût fourni une merveilleuse caricature à Mathews et à Cruikshanks ; mais les caricatures étaient si communes à Londres, qu’on n’y faisait pas attention. Il pétillait d’esprit, de singularité, d’ironie ; peintre, sculpteur, amateur, virtuose, collecteur d’antiquités ; riche d’ailleurs, et assez connaisseur pour ne pas se ruiner avec le plus ruineux de tous les goûts, il recevait dans ses salons excellente compagnie. Il passait pour un original ; mais son sarcasme, sa fortune et ses relations l’eussent protégé contre toutes les attaques. On savait qu’il possédait à la campagne plusieurs retraites dans lesquelles il n’admettait personne ; on savait qu’il se renfermait souvent dans une petite maison baroque, située au bord de la Tamise, et qu’il n’y recevait pas même les plus intimes de ses amis. Comme en Angleterre toutes les originalités ont leurs coudées franches, le spirituel et malin vieillard continuait sa vie indépendante, sans que personne y trouvât à redire. Il achetait des tableaux, exerçait sur le tiers et le quart l’art du quizzing, du hoaxing et du cutting, variétés de la satire et de l’épigramme. Il donnait de fort