Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/505

Cette page a été validée par deux contributeurs.
501
LES EXCENTRIQUES.

sais quel abandon de liberté, je ne sais quel génie d’indépendance saxonne et à demi sauvage, dont la saveur étrange me charmait. Elle a déjà disparu, cette saveur antique et insulaire. L’Angleterre n’est plus ce qu’elle était, après le blocus, après la guerre, avant que les mœurs de l’Europe l’eussent envahie et saturée : elle était alors magnifique d’originalité, d’audace, de développement individuel et de bizarrerie involontaire. Aujourd’hui elle cède à la civilisation commune. Old England, « la vieille Angleterre » va finir : adieu, vieille Angleterre, mère de Shakspeare, si isolée et si étrange ! Tu ne seras bientôt plus qu’un fragment de l’Europe.

Et je comparais ce que je voyais à nos bals de la place Vendôme et de la rue Bleue. Dans les intervalles des contredanses, j’allais m’asseoir près des danseuses fatiguées, sylphides sans voile ou caryatides vivantes, dont le costume extraordinaire laissait si peu de place à l’imagination. Une jeune miss, aux lèvres bien découpées, au sourire mélancolique, à la taille fine, délicate et souple, parlait, comme un professeur, chimie et physiologie, gaz et phrénologie ; elle dissertait sur le système de Werner et sur les aérolithes. J’écoutais stupéfait ; j’essayais en vain de ramener la conversation à des sujets moins graves. Le pédantisme féminin était à la mode à Londres : le Bas-Bleu y dominait ; Byron ne l’avait pas détrôné. J’admirais donc ces douces têtes blondes, têtes de vierges plus idéales que celles de Raphaël, têtes que le Nord seul produit, secouant mollement la forêt de leurs cheveux de soie et les ramenant sur leurs belles épaules, pour me demander si je n’avais pas étudié la minéralogie, si je n’avais pas dans ma collection certain quartz magnifique, si je connaissais les dernières expériences sur l’électricité et sur le galvanisme, ou si j’avais lu le dernier sonnet de Wordsworth sur Westminster. — Me voilà, me disais-je, chez un peuple étrange ! Ses femmes ne s’aperçoivent pas qu’elles ne sont plus habillées : elles pensent que nous autres, qui avons dix-neuf ans, nous ne nous en apercevrons pas ; et ces bouches fraîches, ces carnations merveilleuses, ces yeux d’un admirable azur, raisonnent chimie et physique pendant les folies et les ivresses du bal. À deux heures du matin, fatigué de reels et de country-dances, je quittai les salons. La nuit était belle, la lune brillait ; je m’acheminai à pied le long de New-Road dont une succession de