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LES ÂMES DU PURGATOIRE.

qui m’en frappa trois fois avant que je lui ôtasse la vie. — Cet étendard était porté par les rebelles de la montagne d’Elvire. Ils venaient de saccager un village chrétien ; j’accourus avec vingt cavaliers. Quatre fois j’essayai de pénétrer au milieu de leur bataillon pour enlever cet étendard ; quatre fois je fus repoussé. À la cinquième, je fis le signe de la croix, je criai : « Saint Jacques ! » et j’enfonçai les rangs de ces païens. — Et vois-tu ce calice d’or que je porte sur mes armes ? Un alfaqui des Morisques l’avait volé dans une église où il avait commis mille horreurs. Ses chevaux avaient mangé de l’orge sur l’autel, et ses soldats avaient dispersé les ossemens des saints. L’alfaqui se servait de ce calice pour boire du sorbet à la neige. Je le surpris dans sa tente comme il portait à ses lèvres le vase sacré. Avant qu’il eut dit : « Allah ! » pendant que le breuvage était encore dans sa gorge, de cette bonne épée je frappai la tête rasée de ce chien, et la lame entra jusqu’aux dents. Le roi, pour rappeler cette sainte vengeance, m’a permis de porter un calice d’or dans mes armes. Je te dis cela, Juanito, pour que tu le racontes à tes enfans, et qu’ils sachent pourquoi tes armes ne sont pas exactement celles de ton grand-père, don Diego, que tu vois peintes au-dessous de son portrait.

Partagé entre la guerre et la dévotion, l’enfant passait ses journées à fabriquer de petites croix avec des lattes, ou bien, armé d’un sabre de bois, à s’escrimer dans le potager contre des citrouilles de Rota, dont la forme ressemblait beaucoup, suivant lui, à des têtes de Maures couvertes de leurs turbans.

À dix-huit ans, don Juan expliquait assez mal le latin, servait fort bien la messe, et maniait la rapière, ou l’épée à deux mains, mieux que ne faisait le Cid. Son père, jugeant qu’un gentilhomme de la maison de Marana devait encore acquérir d’autres talens, résolut de l’envoyer à Salamanque. Les apprêts du voyage furent bientôt faits. Sa mère lui donna force chapelets, scapulaires et médailles bénites. Elle lui apprit aussi plusieurs oraisons d’un grand secours dans une foule de circonstances de la vie. Don Carlos lui donna une épée dont la poignée, damasquinée d’argent, était ornée des armes de sa famille ; il lui dit : « Jusqu’à présent tu n’as vécu qu’avec des enfans, tu vas maintenant vivre avec des hommes. Souviens-toi que le bien le plus précieux d’un gentilhomme, c’est