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POÉTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

têtes plébéiennes les perles et les fleurons qui manquaient à leurs couronnes de fer.

Ce premier travail achevé, il s’agissait de juger le passé d’après les principes aujourd’hui reconnus. Après avoir rattaché le XIXe siècle au XVIe, il fallait estimer les deux siècles intermédiaires d’après leur parenté plus ou moins prochaine avec les premiers ou les derniers noms de la famille française, et surtout, ce qui était plus important et plus difficile, d’après le rang qu’ils occupaient dans la grande famille humaine. Cette seconde moitié de la tâche n’a pas été moins glorieusement accomplie que la première. Une fois résolu à chercher constamment l’homme sous l’artiste en même temps qu’à préciser la généalogie de tous les noms, Sainte-Beuve a courageusement pratiqué le double devoir qu’il s’était imposé. Chacune des individualités qu’il a choisies lui devient pour quelques semaines un monde de prédilection, une atmosphère préférée où il respire à pleins poumons, un paysage chéri dont il étudie curieusement les moindres ondulations, un fleuve bienheureux dont il suit le cours dans ses sinuosités les plus capricieuses. Chacune de ces études est un véritable voyage. Il nous revient de ses lectures aventureuses comme d’une course lointaine ; il secoue de ses pieds le sable des rivages ignorés ; il rapporte à sa main la tige des plantes inconnues qu’il a cueillies sur sa route. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, comme tous les voyageurs lointains, il s’imprègne des mœurs et des passions des peuples qu’il a visités, s’il lui arrive de vanter tour à tour les temples de Bombay, de Memphis et d’Athènes, et de confesser tant de religions, qu’on le prendrait pour un impie.

Non, cette perpétuelle mobilité n’est qu’une bonne foi constante. Sainte-Beuve ne perd jamais de vue, dans chacune de ses initiations, les paroles de François Bacon : Oportet discentem credere. Il croit à Saint-Martin et à Lamartine ; il croit à Chateaubriand et à La Mennais ; il croit à Diderot et à l’abbé Prévost ; mais croire, pour lui ce n’est qu’une manière de comprendre. Il croit pour savoir ; il étudie avec le cœur comme les femmes ; il se livre comme elles pour obtenir. La foi nouvelle qu’il accepte n’a rien de factice ni d’irrésolu ; à force de contempler son nouvel ami, il se transforme en lui ; il se met à vivre de sa vie ; il évoque les ombres d’une société qui n’est plus ; il réveille les passions éteintes ; il reconstruit