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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

teille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac, avec la tranquillité d’un homme qui se livre aux plus légitimes opérations.

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On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs, que les étoiles n’y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l’œil ne saisit plus la ligne de l’horizon, et que l’eau et le ciel ne font plus qu’un voile d’azur, où la rêverie se perd et s’endort. L’air est si transparent et si pur, que l’on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d’étoiles qu’on n’en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J’ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu de l’air dans la voûte du firmament. C’était un semis de diamans qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n’est pas que je veuille dire du mal de notre lune. C’est une beauté pâle dont la mélancolie parle peut-être plus à l’intelligence que celle-ci. Les nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n’a goûtés mieux que moi et que personne n’a moins envie de renier. Ici, la nature, plus vigoureuse dans son influence, impose peut-être un peu trop de silence à l’esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sens. Il ne faut guère songer, à moins d’être un homme de génie, à écrire des poèmes durant ces nuits voluptueuses : il faut aimer ou dormir.

Pour dormir, il y a un endroit délicieux, c’est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles chaudes encore des rayons du couchant et n’être dérangé par aucun importun piéton, à moins qu’il n’ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J’ai passé là bien des heures tout seul sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l’eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux ; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait, sous le regard de la lune, des soupirs passionnés ; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d’albâtre et leurs minarets couronnés d’un turban, quand tout est blanc, l’eau, le ciel et le marbre, les trois élémens de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d’airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme ! Je végète, je me repose, j’oublie. Qui n’en ferait autant à ma place ? Comment voudrais-tu que je pusse me tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait