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célèbre n’est pas encore tout-à-fait perdu. Leurs physionomies ont généralement ce caractère de finesse mielleuse qu’on pourrait prendre au premier coup-d’œil pour de la gaîté bienveillante, mais qui cache une mordante causticité et une astuce profonde. Le caractère de cette race et celui de la nation vénitienne est encore ce qu’il a été de tout temps, la prudence. Nulle part il n’y a plus de paroles et moins de faits, plus de querelles et moins de rixes. Les barcaroles ont un merveilleux talent pour se dire des injures, mais il est bien rare qu’ils en viennent aux mains. Deux barques se rencontrent et se heurtent à l’angle d’un mur, par la maladresse de l’un et l’inattention de l’autre. Les deux barcaroles attendent en silence le choc qu’il n’est plus temps d’éviter ; leur premier regard est pour la barque ; quand ils se sont assurés l’un et l’autre de ne s’être point endommagés, ils commencent à se toiser pendant que les barques se détachent et se séparent. Alors commence la discussion. — Pourquoi n’as-tu pas crié, siastali ? — J’ai crié. — Non. — Si fait. — Je gage que non, corpo di Bacco. — Je jure que si, sangue di Diana. — Mais avec quelle diable de voix ? — Mais quelle espèce d’oreilles as-tu pour entendre ? — Dis-moi dans quel cabaret tu t’éclaircis le gosier de la sorte. — Dis-moi de quel âne ta mère a rêvé quand elle était grosse de toi. — La vache qui t’a conçu aurait dû t’apprendre à beugler. — L’ânesse qui t’a enfanté aurait dû te donner les oreilles de ta famille. — Qu’est-ce que tu dis, race de chien ? — Qu’est-ce tu dis, fils de guenon ? — Alors la discussion s’anime, et va toujours s’échauffant à mesure que les champions s’éloignent. Quand ils ont mis un ou deux ponts entre eux, les menaces commencent. — Viens donc un peu ici, que je te fasse savoir de quel bois sont faites mes rames. — Attends, attends, figure de marsouin, que je fasse sombrer ta coque de noix en crachant dessus. — Si j’éternuais auprès de ta coquille d’œuf, je la ferais voler en l’air. — Ta gondole aurait bon besoin d’enfoncer un peu pour laver les vers dont elle est rongée. — La tienne doit avoir des araignées, car tu as volé le jupon de ta maîtresse pour lui faire une doublure. — Maudite soit la madone de ton tragnet pour n’avoir pas envoyé la peste à de pareils gondoliers ! — Si la madone de ton tragnet n’était pas la concubine du diable, il y a long-temps que tu serais noyé. — Et ainsi de métaphore en métaphore, on en vient aux plus horribles imprécations ; mais heureusement au moment où il est question de s’égorger, les voix se perdent dans l’éloignement, et les injures continuent encore long-temps après que les deux adversaires ne s’entendent plus.

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Les gondoliers des particuliers portent dans ce temps-ci des vestes