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flottante et la barette emplumée. Trois ou quatre autres se pressent face à face devant la madone. Ils semblent avoir un secret d’importance à se confier. On dirait presque d’un groupe de bandits méditant un assassinat sur la route de Terracine. Mais ils vont se livrer à la plus innocente de leurs passions, celle de chanter en chœur. Le tenore, qui est en général un gros réjoui à la voix grasse et grêle, commence en fausset du haut de sa tête et du fond de son nez. Celui-là, selon leur expression énergique, gante la note, et chante seul le premier vers. Peu à peu les autres le suivent, et la basse-taille, plus rauque qu’un bœuf enrhumé, s’empare des trois ou quatre notes dont se compose sa partie, mais qu’elle place toujours bien, et qui certainement sont d’un grand effet. La baisse-taille est d’ordinaire un grand jeune homme sec, bronzé, à physionomie grave et dédaigneuse, un des quatre ou cinq types physiques dont à Venise comme partout la population se compose. Celui-là est peut-être le plus rare, le plus beau et le moins national. Le pur sang insulaire des lagunes produit le type que décrit ainsi Gozzi : Bianco, biondo e grassotto. — Robert va sans doute rassembler, dans le cadre qu’il remplit à présent à Venise, les plus beaux modèles de ces diverses variétés, et nous donner de cette race caractérisée une idée à la fois poétique et vraie. Sa couleur, broyée aux ardens rayons du soleil de l’Italie méridionale, pâlira sans doute à Venise et se teindra d’une chaleur moins âpre et moins éblouissante. Heureux l’homme qui peut faire de ses impressions et de ses souvenirs, des monumens éternels !

Les chants qui retentissent le soir dans tous les carrefours de cette ville sont tirés de tous les opéras anciens et modernes de l’Italie, mais tellement corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux qui s’en emparent, qu’ils sont devenus tous indigènes, et que plus d’un compositeur serait embarrassé de les réclamer. Tout est bon, rien n’embarrasse ces improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini s’adapte à deux voix au milieu d’un duo de Mercadante, et le refrain d’une vieille barcarole d’un maestro inconnu, ralentie jusqu’à la mesure grave du chant d’église, termine tranquillement le thème tronqué d’un cantique de Mozart. Mais l’instinct musical de ce peuple sait tirer parti de tant de monstruosités le plus heureusement possible, et lier les fragmens de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent la transition difficile à apercevoir. Toute musique est simplifiée et dépouillée d’ornemens par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorans de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont recueillant dans leur mémoire les bribes d’harmonie qu’ils peuvent saisir à la porte des théâtres ou sous le