Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/197

Cette page a été validée par deux contributeurs.
193
LETTRES D’UN VOYAGEUR.

et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l’ennui de leur captivité. La nuit, ils s’appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu’ils viennent d’entendre.

À tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse sous un dais de jasmins, et les tragnetti, ombragés de grandes treilles, répandent le long du grand canal le parfum de la vigne en fleur, le plus suave peut-être parmi les plantes.

Ces tragnetti sont les places de station pour les gondoles publiques. Ceux qui sont établis sur les rives du canalazo sont le rendez-vous des fachini qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces messieurs sont groupés là d’une manière souvent théâtrale. Tandis que l’un, couché sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre debout sur la rive, débraillé, l’air railleur, le chapeau retroussé sur une forêt de longs cheveux crépus, dessine sa grande silhouette sur la muraille. Celui-là est le matamore du tragnetto. Il fait souvent des courses de nuit du côté de Canaregio dans une barque où les passagers ne se hasardent guère, et il rentre quelquefois le matin avec la tête fendue d’un coup de rame, qu’il prétend avoir reçu au cabaret. Il est l’espoir de sa famille, et sa poitrine est chargée d’images, de reliques, et de chapelets que sa femme, sa mère et ses sœurs ont fait bénir pour le préserver des dangers de sa profession nocturne. Malgré ses exploits, il n’est ni vantard, ni insolent. La prudence n’abandonne jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi contrebandier ne laisse échapper un mot de trop, même devant son meilleur ami ; et quand il rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la veille, il parle avec lui des événemens de la nuit avec autant de sang-froid et de présence d’esprit que s’il les avait appris par la voix publique. — Auprès de lui, on peut voir souvent un vieux sournois qui en sait plus long que les autres, mais dont la voix s’est enrouée à crier sur les canaux ces paroles d’une langue inconnue, dérivée peut-être du turc ou de l’arménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise, pour s’avertir et s’éviter dans l’obscurité ou au détour d’un angle du canal. Celui-ci, couché sur le pavé, dans l’attitude d’un chien rancuneux, a vu les fastes de la république ; il a conduit la gondole du dernier doge, il a ramé sur le Bucentaure. Il raconte longuement, quand il trouve des auditeurs, des histoires de fêtes qui ressemblent à des contes de fées ; mais quand il craint de n’être pas entendu avec recueillement, il s’enferme dans son mépris du temps présent et contemple avec philosophie les trous nombreux de sa casaque, en se rappelant qu’il a porté la veste de soie bariolée, l’écharpe