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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Que fais-tu là tout seul, vilain boudeur ? Viens avec nous prendre le café au Lido. — Et fumer une belle pipe de caroubier, dit le docteur. — Et prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio. — Ah ! pour cela, je te remercie, répondis-je ; quant au docteur, toutes ses pipes ne valent pas une de mes cigarettes ; mais pour toi, aimable Beppa, quelle excuse pourrai-je trouver ? — Viens donc, dit-elle, — Non, repris-je, j’aime mieux confesser que je suis un butor et rester où je suis. — Fi ! le vilain caractère, dit-elle, en me jetant son bouquet à demi effeuillé à la figure. Est-ce que tu ne deviendras jamais plus aimable que cela, mio Zorzi benedetto ? Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous ? — Que sais-je ? répondis-je. Je n’en ai nulle envie, et pourtant j’ai le plus grand plaisir du monde à vous rencontrer. — Catullo, qui est sujet, comme tous les animaux domestiques de son espèce, à se mêler de la conversation, et à donner son avis, haussa les épaules et dit à Giulio, d’un air fin et entendu : Foresto ! — Oui, précisément, répondit Giulio, entends-tu, Zorzi, voilà Catullo qui te traite de malade extravagant. — Peu m’importe, repris-je, je ne suis pas des vôtres. Tu es trop belle ce soir, ô Beppa ; le docteur est trop ennuyeux, le justaucorps de Catullo m’est insupportable à voir, et Giulio est trop fatigué. Au bout d’un quart-d’heure de bien-être, les yeux de Beppa me feraient extravaguer, et il m’arriverait peut-être de faire pour elle des vers aussi mauvais que ceux du docteur ; le docteur en serait jaloux. Catullo doit nécessairement crever d’apoplexie avant d’arriver au Lido, et Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes amis ; vous êtes beaux comme la lune et rapides comme le vent, votre barque est venue à moi comme une douce vision. Allez-vous-en bien vite avant que je m’aperçoive que vous n’êtes pas des spectres.

— Qu’a-t-il mangé aujourd’hui ? dit Beppa à ses compagnons. — Erba, répondit gravement le docteur. — Tu as deviné juste, ô mon grand Esculape, lui dis-je. Pois, salade et fenouil. J’ai fait ce que tu appelles un dîner pythagorique. — Régime très sain, répondit-il, mais trop peu substantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres et boire une bouteille de vin de Samos à la Quintavalle. — Va au diable ! empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m’abrutir par des digestions laborieuses et m’affadir le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir étendu ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de la chasse, et pour n’avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es. — Et que prétends-tu faire à Venise, si ce n’est le far niente ? dit Beppa. — Tu as raison, benedetta, lui répondis-je ; mais tu ne sais pas que mon far niente est délicieux là où je suis à te regarder ? Tu ne sais pas quel plaisir j’ai à voir courir cette gondole sans me donner la moindre peine