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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton admiration et de ton amour. J’expliquais cela à notre ami, un de ces soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu’on voit au fond du canal et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisans de la maison de Bianca Capello. Il n’y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique qui brille sur tous les objets et qui n’en éclaire aucun, qui danse sur l’eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l’eau des zig-zags de feu. Je racontai à Pietro comme quoi j’avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi, après m’avoir ri au nez, tu m’embarrassas beaucoup avec cette question : — En quoi cela est-il beau ? — Et qu’y trouviez-vous de beau en effet, me dit notre ami ? — Je m’imaginais, répondis-je, voir dans le reflet de ces lumières des colonnes de feu et des cascades d’étincelles qui s’enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal. La rive me paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j’avais envie de sauter dans la rivière, pour voir quelles étranges sarabandes les esprits de l’eau dansaient avec les esprits du feu dans ce palais enchanté. — Le docteur haussa les épaules, et je vis qu’il avait un profond mépris pour ce galimatias. Je n’aime pas les idées fantastiques, dit-il, cela nous vient des Allemands, et cela est tout-à-fait contraire au vrai beau que cherchaient les arts dans notre vieille Italie. Nous avions des couleurs ; nous avions des formes dans ce temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge trempée dans les brouillards du Nord. Pour moi, je suis comme notre ami, continua-t-il, j’aime à contempler. Amusez-vous à rêver si cela vous plaît.

Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme pour le chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.

J’étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsque je vis sur le canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était parsemé, un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous les autres en arrière. C’était la nouvelle et pimpante gondole du jeune Catullo. Quand elle fut à la portée de la vue, je reconnus la fleur des gondoliers en veste de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet d’une longue discussion a casa dans la matinée. Le docteur, voulant la mettre à la réforme, sous prétexte d’une augmentation d’embonpoint dans sa personne, l’avait