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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

quelques vieillards grognons, quelques fumeurs stupides, et quelques bilieux mélancoliques. Tu me classeras dans laquelle des trois espèces il te plaira.

Peu à peu je me trouvai seul, et l’élégant café qui s’avance sur les lagunes, éteignait ses bougies plantées dans des iris et dans des algues de cristal de Murano. Tu as vu ce jardin bien humide et bien triste la dernière fois ! Moi, je n’y allais pas chercher de douces pensées, et je n’espérais pas m’y débarrasser de mon spleen. Mais le printemps ! comme tu dis, qui pourrait résister à la vertu du mois d’avril ? À Venise, mon ami, c’est bien plus vrai. Les pierres même reverdissent, les grands marécages infects que fuyaient nos gondoles il y a deux mois, sont des prairies aquatiques couvertes de cressons, d’algues, de joncs, de glayeuls et de mille sortes de mousses marines d’où s’exhale un parfum tout particulier, cher à ceux qui aiment la mer, et où nichent des milliers de goëlands, de plongeons et de cannes petières. De grandes hirondelles toutes noires rasent incessamment ces prés flottans où chaque jour le flux et le reflux font passer les flots de l’Adriatique, et apportent des milliers d’insectes, de madrépores et de coquillages.

Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies ensemble, la veille de ton départ, et où je n’avais pas encore eu le courage de retourner, un sable tiède et des tapis de pâquerettes, des bosquets de sumacs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la Grèce. Le petit promontoire planté à l’anglaise est si beau, si touffu, si riche de fleurs, de parfums et d’aspects, que je me demandai si ce n’était pas là le rivage magique que mes rêves m’avaient fait pressentir. Mais non, la terre promise est vierge de douleurs, et celle-ci est déjà trempée de mes larmes.

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s’élève de tous les points de la ville, se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l’horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt ; et l’eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de Venise, elle avait l’air d’un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n’avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette jetée entre le ciel et l’eau ardente, comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d’architecture que le poète de l’Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos, quand il rêvait sa Jérusalem nouvelle, et qu’il la comparait à une belle épousée de la veille.