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çons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît, et je m’éveille. J’ai recommencé souvent ce beau rêve, et je n’ai jamais pu le mener plus loin.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces amis qui me convient et qui m’entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. Quand je m’éveille, mon imagination ne se les représente plus. J’oublie leurs traits, leurs noms, leur nombre et leur âge. Je sais confusément qu’ils sont tous beaux et jeunes ; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque est grande et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s’aimer tous également, mais d’un amour tout divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois que je fais ce rêve, je retrouve aussitôt la mémoire des rêves précédens où je les ai vus. Mais elle n’est distincte que dans ce moment-là ; le réveil la trouble et l’efface.

Lorsque la barque paraît sur l’eau, je ne songe à rien. Je ne l’attends pas ; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus souvent, c’est de laver mes pieds dans la première onde du rivage. Mais cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur la grève, je m’enfonce dans une fange nouvelle, et j’éprouve un sentiment de détresse puérile. Alors la barque paraît au loin ; j’entends vaguement les chants. Puis ils se rapprochent, et je reconnais ces voix qui me sont si chères. Quelquefois après le réveil, je conserve le souvenir de quelques lambeaux des vers qu’ils chantent ; mais ce sont des phrases bizarres et qui ne présentent plus aucun sens à l’esprit éveillé. Il y aurait peut-être moyen, en les commentant, d’écrire le poème le plus fantastique que le siècle ait encore produit. Mais je m’en garderai bien, car je serais désespéré de composer sur mon rêve, et de changer ou d’ajouter quelque chose au vague souvenir qu’il me laisse. Je brûle de savoir s’il y a dans les songes quelque sens prophétique, quelque révélation de l’avenir, soit pour cette vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu’on m’apprît ce qui en est, et qu’on m’ôtât le plaisir de chercher.

Quels sont ces amis inconnus qui viennent m’appeler dans mon sommeil et qui m’emmènent joyeusement vers le pays des chimères ? D’où vient que je ne peux jamais m’enfoncer dans ces perspectives enchantées que j’aperçois du rivage ? D’où vient aussi que ma mémoire conserve si bien l’aspect des lieux d’où je suis parti et de ceux où j’arrive, et qu’elle est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis qui m’y conduisent ? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile magique qui me les cache ? Sont-ce les âmes des morts qui m’apparaissent ? Sont-ce les spectres de ceux que je n’aime plus ? Sont-ce les formes con-