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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

Pendant ce temps, le vieillard écumait de rage, trépignait, menaçait. Le fils chantait toujours. Alors le vieillard, hors de lui, jeta à la femme une de ces lourdes injures qui soufflètent la face d’un mari. Le jeune Kuntz se releva, furieux, pâle et tremblant. Le couteau, le couteau maudit avec lequel il aiguisait sa faux, lui échappa des mains ; et, conduit sans doute par le démon qui veille à la perte de l’homme, il alla frapper le vieillard. Le vieillard tombe, se relève pour maudire le parricide, puis retombe et meurt.

Depuis ce moment, le malheur entra dans la chaumière, et s’y établit comme un hôte qu’on ne peut chasser. Kuntz et Trude continuèrent de s’aimer cependant, mais de cet amour sauvage, triste et morne sur lequel il a passé du sang. Six mois après la jeune femme accoucha. Les dernières paroles du mourant avaient été frapper l’enfant dans le sein de sa mère ; comme Caïn, il portait avec lui le signe du maudit : une faux sanglante sur le bras gauche.

Quelque temps après, la ferme de Kuntz brûla, la mortalité se mit dans ses troupeaux ; la cime du Rinderhorn s’écroula, comme poussée par une main vengeresse ; un éboulement de neige couvrit la terre sur une surface de deux lieues, et sous cette neige étaient engloutis les champs les plus fertiles et les alpages les plus riches du parricide. Kuntz, n’ayant plus ni grange ni terres, de fermier qu’il était, se fit hôtelier. Enfin cinq ans après être accouchée d’un garçon, Trude accouche d’une fille. Les époux crurent la colère de Dieu désarmée, car cette fille était belle, et n’avait aucun signe de malédiction sur le corps.

Un soir, c’était le 24 février, la petite fille avait alors deux ans, et le garçon sept, les deux enfans jouaient sur le seuil de la porte avec le couteau qui avait tué leur aïeul ; la mère venait de couper le cou à une poule, et le petit garçon, avec cette volupté de sang si particulière à la jeunesse chez laquelle l’éducation ne l’a point encore effacée, l’avait regardée faire. — Viens, dit-il à sa sœur, nous allons jouer ensemble ; je serai la cuisinière, et toi la poule. — L’enfant prit le couteau maudit, entraîna sa petite sœur derrière la porte de l’auberge ; cinq minutes après, la mère entendit un cri, elle accourut : la petite fille était baignée dans son sang, son frère venait de lui couper le cou. Alors Kuntz maudit son fils, comme son père l’avait maudit.