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leurs forces avec du tafia. Pendant la procession, les Juifs se détachaient de temps en temps du cortège, et venaient près des marchands de liqueurs fortes prendre du ton pour mieux crier haro sur le Sauveur. Enfin les deux espèces de débauches étaient générales dans la colonie malgré la dévotion des habitans, dévotion qui ne les empêchait pas non plus de s’approprier le bien d’autrui toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Mais, tels qu’ils étaient, les Guaranis valaient cent fois mieux encore que les blancs leurs voisins, qui avaient tous leurs vices, sans peut-être une seule de leurs vertus. C’est par leur contact avec ceux-ci qu’ils avaient perdu ce qui leur restait encore de leurs anciennes mœurs.

Je quittai Bella-Union après un mois de séjour, qui me convainquit de sa ruine prochaine et inévitable. La misère et les maladies eussent suffi pour cela ; mais elle devait avoir une fin plus prompte, et tomber victime des révolutions subites dont la province de Montevideo devint coup sur coup le théâtre immédiatement après son érection en état indépendant. Je demande presque pardon au lecteur de l’entretenir de ces misérables querelles dont l’Europe détourne depuis long-temps ses regards avec un juste mépris mêlé de dégoût, et qui sont complètement inintelligibles pour quiconque n’a pas été sur les lieux. Mais je m’y vois obligé, et je le ferai en aussi peu de mots qu’il me sera possible.

Deux ambitieux vulgaires se disputaient alors le pouvoir dans l’état de la Bande orientale, et l’ont bouleversé jusque dans ces derniers temps. L’un était ce Fructuoso Riveira dont j’ai déjà parlé, et qui, de simple gaucho, s’était élevé au grade de général ; l’autre, Lavalleja, qui, en 1825, avait été l’auteur du soulèvement de la province contre le Brésil, ce qui lui avait donné une grande influence dans le pays. Il serait difficile de décider lequel de ces deux champions avait le plus de mérite, ou, pour mieux dire, le plus d’incapacité. Cependant Riveira, qui, comme un enfant, désirait simplement avoir la première place, et eût permis à des ministres plus capables que lui d’agir avec quelque liberté, eût été le moins mauvais des deux. Quant à Lavalleja, il était secondé par le parti fédéraliste, alors dominant à Buenos-Ayres, parti qui semble destiné à perpétuer dans le pays l’ignorance et le fanatisme espagnols ; et cela seul suffit pour expliquer la répugnance que montrait à son égard la partie la plus éclairée de la population du nouvel état. En revanche, son influence était très grande dans la campagne. Or, c’est à la rivalité qui existait entre ces deux hommes que furent dus à la fois la fondation et l’anéantissement de Bella-Union. Riveira, en y transportant les Guaranis, n’avait pas songé à autre chose qu’à se procurer des hommes dévoués, sur lesquels il pût compter dans sa lutte contre son compétiteur. L’acquisition pour son pays