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BELLA UNION.

suivait des yeux chaque morceau que nous portions à notre bouche et se jetait sur nos restes pour y chercher encore quelque débris à ronger ! Est-il surprenant que quelques crimes aient été commis par des malheureux qui jusque-là avaient à peine connu le tien et le mien, qui avaient vécu dans l’abondance, et qui tout à coup se sont vus en proie à toutes les horreurs du besoin ? Ce dont je m’étonnais au contraire, c’est que la demi-douzaine de marchands qui se trouvaient à Bella-Union n’eussent pas été déjà égorgés et pillés ; et certes je n’aurais pas voulu me trouver en pareille circonstance au milieu de huit mille Européens affamés. Mais la douceur naturelle de ces pauvres Indiens les éloignait de toute violence, quoiqu’ils eussent la force en main, la garnison n’étant composée que de quatre cents hommes, pris d’ailleurs, comme toutes les troupes des nouvelles républiques, dans la lie de la société, et, à en juger par leurs mines, plus disposés à donner le signal du pillage qu’à le prévenir.

On n’avait vu jusqu’alors qu’une exécution à Bella-Union. Le coupable était un malheureux à qui la faim avait fait commettre un assassinat pour se procurer quelques réaux. Afin d’encourager le pauvre diable à marcher bravement au supplice, ses camarades s’étaient cotisés pour lui acheter une bouteille de tafia. À défaut de prêtre, car il n’en existait pas un seul dans la colonie, un cacique indien marchait à côté du patient, tenant d’une main un crucifix, et de l’autre la bouteille. Tout en l’exhortant à bien mourir, il l’engageait de temps en temps à boire un coup, et comme celui-ci ne répondait pas plus à ses invitations qu’à ses conseils pieux, il buvait lui-même à longs traits, sans doute pour faire provision du courage qu’il voulait inspirer à son pénitent. Arrivés au lieu de l’exécution, la bouteille était vide, et l’on eut beaucoup de peine à séparer du condamné son confesseur, qui voulait se faire fusiller avec lui plutôt que de le quitter.

Malgré les maux de toute espèce qui accablaient les pauvres Guaranis, ils oublièrent tout momentanément pour célébrer les cérémonies de la semaine sainte. Un prêtre venait d’arriver de Corrientes ; l’église était terminée, et ses murs de boue étaient tendus intérieurement de tapisseries qui naguère avaient orné les temples brillans des Missions. Sur l’autel en bois brut étincelaient les candélabres, les ciboires et les calices en argent et en or, et la croix superbe qui se promenait au milieu de ces hommes demi-nus faisait un triste contraste avec leur profonde misère et leurs traits empreints des marques de la souffrance. Le jour de la fête des Rameaux, hommes, femmes et enfans jetèrent en l’air des branches tressées en mille dessins divers et poussèrent des cris de joie ; mais les derniers jours de la semaine furent remplis par des cérémonies bien autrement