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LE PAYS DE TRÉGUIER.

Ce jeune homme était mon père, alors conducteur des travaux publics, au service des états de Bretagne.

C’est depuis ce jour que cette ville est restée muette et close comme une tortue dans sa coquille ; c’est depuis ce jour qu’une lampe brûle toute la nuit dans l’église en l’honneur des morts. Et ceux qui savent cette histoire sont forcés d’y penser chaque fois qu’ils passent entre ces maisons silencieuses et noires, devant la grande rosace du chœur illuminé, ou sous l’étang qui gronde ; car tout a conservé l’empreinte du grand désastre : la ville a gardé le deuil.

Nous avons parlé de l’aspect particulier à chacune des villes des Côtes-du-Nord ; mais à travers ces nuances physionomiques, toutes conservent encore un air commun de bourgeoise routine, toutes ont gardé les usages d’avant la révolution, à bien peu de changemens près. Là ont survécu les quatre repas classiques et les estomacs capables de les digérer ; les jeux de boule, l’été, sous les charmilles, et, l’hiver, la partie de piquet à deux sous. Là, les soirées finissent encore à neuf heures, on se marie à pied, et l’on sert des tartines de beurre aux grands bals. — Bonne et facile vie qui court doucement dans l’ornière de la tradition comme le wagon sur les chemins de fer, sans changemens, sans secousses, mollement bercée entre les petits triomphes d’arrondissement, les offices du dimanche, les parties de vert et les intimes jouissances du foyer ! Tandis qu’ailleurs une seule pensée infiltrée au milieu des masses les jette dans une turbulente agitation, là, tout est calme et placide. — À qui veut étudier le serf, le seigneur et le prêtre du moyen-âge, les grèves du Finistère ! Mais c’est au pays de Trégnier qu’il faut venir chercher les traces de l’époque qui sert de transition entre l’aristocratie armée et la souveraineté du peuple, toutes ces nuances de grande et de petite noblesse, de haute et de petite bourgeoisie, de maîtrise et de compagnonnage, fondues ailleurs dans l’unique partage de la richesse et de la pauvreté. La révolution a vainement passé sur les Côtes-du-Nord, rognant les têtes pour les niveler ; sa noblesse bénigne n’était pas à hauteur de guillotine. Je l’ai déjà dit, c’est une gentillâtrerie terre-à-terre, chaussée d’un petit orgueil cantonal qui ne la rehausse que de quelques pouces. C’est dans cette contrée que l’on pourrait retrouver encore la graine de ces