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VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Quoique mahométan, il buvait très bien le vin ; à la vérité il prétendait que c’était pour me faire politesse, mais je pus voir que cette attention ne lui coûtait pas beaucoup.

« Dans le courant de la conversation, qui se faisait principalement par interprète, il me dit qu’à une certaine époque il avait eu jusqu’à quatre-vingt-trois femmes ; son frère, qui était mort quelque temps auparavant, en avait laissé soixante-quinze, et d’après l’usage du pays, il avait droit de les prendre toutes ; cependant il se borna modestement à quarante-cinq qu’il épousa en un même jour.

« Le soir nous reçûmes la visite d’un certain nombre de ces dames dont quelques-unes me parurent fort belles. Elles ne se faisaient pas non plus prier pour boire du vin, et on voyait qu’elles le savouraient avec plaisir.

« Au coucher du soleil commencèrent des réjouissances très bruyantes, et qui se prolongèrent jusqu’au lendemain matin. On m’avait donné une garde d’honneur pour empêcher les gens de pénétrer la nuit dans ma maison ; c’était chose presque impossible dans l’état de désordre où se trouvait toute la ville. En effet, depuis l’instant où les élections commencent jusque après le couronnement du nouveau roi, c’est-à-dire pendant près d’une quinzaine, nul ne peut être puni excepté pour meurtre. Ce sommeil de la loi fait que la ville est, à cette époque, le rendez-vous de tout ce qu’il y a de vauriens et de vagabonds parmi les nations ou les tribus du voisinage. La fête d’ailleurs attire des gens de toute sorte, mais surtout des ménestrels, et quelques-uns viennent de points situés à plus de cent lieues dans l’intérieur des terres. Aussi la ville de Yougrou, qui, dans les temps ordinaires, n’a pas, d’après ce qu’on m’a dit, plus de cinq à six cents habitans, contenait au moment où je m’y trouvais près de six mille personnes.

« Dans cette foule, je ne vis rien qui me frappât autant que la figure des pleureuses pour le roi défunt. Elles sont au nombre de seize, toutes arrangées de la même manière, c’est-à-dire avec une couche de blanc sur la partie supérieure de la face, ce qui contraste horriblement avec le noir de la partie inférieure. Leurs fonctions commencent immédiatement après la mort du roi, et elles doivent continuer à crier et à se lamenter jusqu’à l’élection du successeur, quelque temps qui puisse s’écouler entre les deux événemens. Ce sont en général de jeunes filles de dix à quatorze ans ; tant qu’elles remplissent cet office, leur personne est inviolable et sacrée.

« Le 4 mars, jour fixé pour l’élection solennelle du nouveau roi, les chefs et hommes notables se réunirent à midi dans la maison du conseil. Lorsque tous ceux qui devaient être présens à la séance furent arrivés, on m’envoya une députation pour me prier d’honorer l’assemblée de ma pré-