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vais dîner. Aujourd’hui nous savons que pas un des traits de ce portrait ne convient à notre voyageur. Le malheur qui l’a frappé n’a point aigri son caractère, et ses dispositions n’ont rien que de bienveillant. Privé du principal moyen d’information, il cherche à tirer de ceux qui lui restent le meilleur parti possible, et son but en voyageant est autant de s’instruire que de réparer sa santé. Ses ressources sont celles d’un officier à la demi-solde, ses compagnons les compatriotes que le hasard lui fait rencontrer en chemin, et il n’a pas même un domestique.

M. Holman était entré de bonne heure dans la marine royale, et il n’a été privé de la vue qu’à l’âge de vingt-cinq ans. Il devait alors avoir déjà couru beaucoup le monde ; cependant il ne croit pas devoir parler de ses premières observations, peut-être parce qu’il les croit moins bonnes et moins exactes que celles qu’il a faites sans le secours des yeux. « On me demande souvent, dit-il, ce que peut apprendre en voyageant un homme qui ne voit rien ; et moi je demanderai à mon tour si les voyageurs ordinaires ne parlent que de ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux ? Non sans doute, chacun d’eux est obligé de s’en rapporter au témoignage d’autrui sur une foule de points qu’il a intérêt à bien connaître, et Humboldt lui-même n’a pas été exempt de cette nécessité.

« À la vérité, dans les œuvres de la nature, l’aspect pittoresque est perdu pour moi, et dans les ouvrages des hommes je ne puis connaître que la forme, faire usage que du toucher. Mais cette privation même ne peut qu’exciter encore ma curiosité. Pour satisfaire à ce besoin d’apprendre, je suis obligé de multiplier les questions, et j’arrive ainsi presque nécessairement à connaître quelques détails qui échappent au voyageur dont la vue peut tout embrasser à la fois. Privé de ce moyen rapide d’information, je n’obtiens rien qu’à l’aide d’un examen patient, que par une sorte d’investigation analytique, et au moyen d’inductions et de déductions ; la conséquence en est que je me trouve dans l’heureuse impossibilité de juger légèrement des choses.

« Je crois que, malgré la perte de mes yeux, je visite dans le cours de mes voyages autant de points curieux que le plus grand nombre de mes compatriotes, et que me faisant décrire les choses sur les lieux, je puis m’en former une idée tout aussi juste. D’ailleurs, je ne néglige jamais de prendre des notes sur ce que j’ai appris, du moins autant qu’il en faut pour être ensuite certain de la fidélité de mes souvenirs. »

À entendre le pauvre homme, on croirait volontiers qu’il n’y a, pour apprendre, de meilleur moyen que de renoncer à l’usage de ses yeux ; et il est vrai que l’on trouve dans son livre plusieurs renseignemens curieux qu’un voyageur ordinaire eût probablement négligé de recueillir. Cepen-