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lorsque, dans cette femme qu’ils me montraient si indiscrètement tous ensemble, je reconnus ma belle et mystérieuse maîtresse ! Elle m’avait trop bien reconnu, elle aussi ; elle devint pâle comme une morte, son éventail et son mouchoir lui tombèrent des mains, elle faillit s’évanouir ; elle se remit pourtant, et m’ayant lancé un regard à la fois glacé et flamboyant, un regard qui me perça au cœur comme une dague, elle se fit ramener par son cocher à cette maison qu’elle venait de quitter.

Mon frère et nos amis admirèrent également le trouble extrême de la dame et la subite résolution qui lui avait fait changer le dessein de sa route. Ils en devisèrent longuement, s’efforçant de s’en expliquer ou d’en deviner les causes. Moi seul, hélas ! j’avais trop de raisons de les comprendre et de me les attribuer ! À quelles mortelles inquiétudes ne m’abandonnai-je pas d’abord !

Elle aura pensé, me disais-je, que, par mon ordre, malgré toutes ses défenses, on aura suivi la chaise à porteurs et son écuyer, et découvert ainsi sa maison. Elle se sera imaginé qu’ayant révélé à mes amis comme à mon frère le secret de notre liaison, j’aurai épié en outre avec eux ses démarches, et que je les aurai amenés sur cette place pour leur montrer moi-même ma conquête et m’en glorifier lâchement.

Mais, à examiner toute ma conduite, la jugeant bientôt si parfaitement innocente de ces trahisons, et ne doutant pas que la nouvelle colère de la comtesse ne dût céder encore devant les justifications de ma loyauté, je parvins à me calmer et me rassurer un peu.

Sur ces entrefaites, comme nous étions encore, moi en mes pensées et mes amis en leurs curieuses suppositions, nous avions été rejoints par notre galant compagnon qui avait enfin entrevu sa paresseuse dame à son mirador, et s’en était revenu vers nous tout joyeux d’avoir obtenu d’elle un regard. Aux peintures que lui fit du carrosse et des livrées de ma maîtresse, mon frère qui en demeurait surtout préoccupé, il l’avait aisément reconnue, et nous conta quelques particularités sur elle, tandis que nous poursuivions notre chemin vers le Prado. Ayant à peine l’air d’écouter, je ne perdais pas cependant un mot de ces révélations. J’en appris ainsi sur dona Josefa un peu plus que je n’en savais. C’était la femme d’un certain grand seigneur, comte de Vaklemoro, titulo de Castille. Son mari, vieillard jaloux et violent, la tenait étroitement gardée en une maison ignorée où lui seul avait accès et dont elle ne sortait jamais qu’en voiture. C’était pour cela qu’à la cour on la surnommait la belle mal mariée, — la bella malcasada.

Je venais de donner, certes, à ma maîtresse la plus haute preuve possible de mon aveugle docilité à ses ordres, en ne me mêlant pas