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LA BELLA MALCASADA.

en les tripots pour une once d’or, on peut bien aussi jouer sa vie, s’il s’agit de gagner une femme ! Et je me décidai, sans plus hésiter, à tenter la fortune.

La nuit venue, je m’en fus aux arcades de San Pablo. J’y trouvai deux nègres et un vieil écuyer en faction. Je me plaçai d’abord, sans mot dire, dans la chaise qu’ils gardaient, et qui m’était évidemment destinée. Dès que j’y fus assis, ils en fermèrent la portière et les jalousies, de façon à m’intercepter absolument toute vue des objets extérieurs, puis ils se mirent en route et cheminèrent un long espace de temps. Enfin ils s’arrêtèrent. L’écuyer me vint ouvrir, et, me prenant par la main, me fit monter, au milieu d’une profonde obscurité, un étroit escalier en colimaçon, au haut duquel m’ayant introduit dans une pièce sans lumière, il se retira et me laissa seul.

L’horizon ne s’éclaircissait guère pour moi. Je l’affirme cependant, les mouvemens de mon âme étaient bien moins alors de frayeur que d’impatience. Je m’étais levé d’un fauteuil où le vieil écuyer m’avait fait asseoir. J’avais marché à tâtons dans cette chambre, et je n’y avais rien trouvé qui dût me jeter en de grandes craintes. Mes pieds et mes mains n’avaient rencontré que tapis souples et moelleux, meubles brodés et tentures de soie. L’air y était tout chargé d’odeurs de rose et d’ambre. Si la volupté a un parfum, c’était bien en ce sanctuaire qu’on le respirait.

Mais où était la déesse cachée du temple ? Quelle prodigue parure d’attraits angéliques lui faisait mon imagination enivrée ! Comme je la dotais richement de grâce et de jeunesse ! Comme elle allait être belle ! Mais combien elle tardait à m’apparaître !

En ces fantastiques exaltations, j’attendis peut-être dix minutes qui me semblèrent bien dix siècles.

Enfin, une petite porte s’ouvrit, et une vénérable dame, en toque de gaze empesée, toute raide et toute guindée, s’avançant cérémonieusement vers moi, un flambeau à la main, me fit une profonde révérence.

Une sueur froide me baigna le front. En quel infernal guet-à-pens je me vis tombé ! L’astre s’était donc levé ! J’avais devant les yeux ma glorieuse conquête !

Ô bienheureux san Andres, mon patron, vous qui, après la mort de vos dévots, gardez leur ame pendant trois jours des griffes du diable, comme je vous suppliai alors de laisser la mienne à son sort, à l’heure de mon trépas, et de tirer, en revanche, ma personne des bras de ce fantôme sexagénaire !