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HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

mieux attachés que dans l’Élisabeth ; rien, dans la Jane Gray, n’est aussi précieux ni aussi gauche que dans le Mazarin et le Richelieu. Est-ce à dire pourtant que la Jane Gray signale dans la vie du peintre un éclatant progrès ? À la vérité plusieurs parties mécaniques de l’exécution se sont améliorées : on ne peut méconnaître sans injustice dans ce dernier ouvrage une plus grande pratique du pinceau ; mais, sous le triple rapport de la composition poétique, de la traduction pittoresque et de l’originalité absolue des figures et des lignes, je ne crois pas que M. Delaroche soit en bénéfice cette année.

Le public s’extasie volontiers sur l’attitude de Jane Gray ; il admire le tâtonnement des mains, la blancheur maladive des épaules ; il n’y a pas jusqu’au genou gauche, qui porte seul sur le coussin, qui n’obtienne l’approbation des curieux. Je constate avec soin cette singularité de l’opinion populaire, parce qu’elle se rapporte à des singularités semblables du goût public en matière de musique et de poésie. Il est visible que le peintre a voulu nous intéresser à la victime de Marie Tudor en exagérant à dessein la pâleur et le chancellement. C’est pour cela sans doute qu’il n’a posé qu’un genou sur deux, et qu’il a effacé le modelé des bras au point de faire disparaître presque entièrement les contours ; il a pris le même parti pour le cou, la poitrine et les épaules. A-t-il eu raison ? La Jane Gray que nous connaissons par l’histoire, celle qui lisait Platon dans le texte tandis que la cour était à la chasse, qui fut, on le sait, une des plus savantes et pieuses personnes de son siècle, est-elle morte ainsi en trébuchant à sa dernière heure comme une femme ordinaire ? Sa résignation et son courage au moment du supplice ne sont-ils pas proverbialement connus ? Dans le tableau de M. Paul Delaroche, le mouvement des mains et la position de la tête non-seulement n’expriment pas le courage que j’y voudrais voir, mais ne trahissent pas même la frayeur que le peintre a voulu attribuer au principal personnage. Après avoir long-temps cherché ce que pouvaient signifier l’attitude et le geste de Jane, force m’a été de conclure pour le somnambulisme. Si la frayeur était rendue, ce serait une méprise, mais du moins une méprise menée à bonne fin ; M. Delaroche s’est trompé dans la conception, et il n’a pas réussi à rendre ce qu’il avait conçu. Je ne m’explique pas bien clai-