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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

Si l’Espagne avait à se faire représenter dans le ciel, c’est vous qu’elle choisirait, moines et guerriers de cet enclos. Quel est donc cet homme à la mine austère, et qui semble conduire la procession de tes aïeux ? il n’est pas né d’hier, celui-là, commandeur. À son armure qui s’effeuille, à ses épaules couvertes de mousse, on voit qu’il va bientôt atteindre à la vieillesse du granit. N’importe, il est encore ferme sur ses jambes, et le piédestal pourra bien crouler avant la statue. Son nom ?

Le Commandeur.

Valero, cousin du Cid et mort au siège de Tolède.

Don Juan.

Il tient son épée à la main, et dès qu’il cesse de chanter, on dirait qu’il écoute s’il n’entend pas venir les Maures. — Et cet autre chauve et maigre, qui porte un livre sous son bras ?

Le Commandeur.

Domingo Palenjuez, docteur en théologie à Salamanque : tu vois à côté de lui son fils Onorio qui fut à trente ans archevêque et prince de l’église.

Don Juan.

Comme ils sont tous occupés au grand œuvre de leur vie ! On dirait que leur pensée aussitôt après la mort est venue en ces têtes de pierre, et qu’elle s’y développe mieux à l’aise, pareille à la fleur transplantée en un vase plus grand. Quelle foi profonde ! quelle sévère expression de visage ! Quand ils n’auraient pas le costume de leur ordre, quand leur caractère ne serait pas écrit sur le piédestal, il suffirait de les regarder en face pour savoir quel travail ils ont accompli. Comme ils sont tous occupés du grand œuvre de leur vie ! En vérité, commandeur, vous devez avoir d’étranges entretiens aux rayons de la lune, quand le guerrier parle d’armures et de batailles à son neveu le docteur qui développe une théorie ; et, possédés tous comme vous l’êtes par une seule idée, il me semble que vous ne devez pas toujours bien vous entendre.

Le Commandeur.

Tu dis vrai, don Juan ; mais lorsqu’il nous arrive par hasard de nous égarer dans les détails de notre vie terrestre, le premier de nous qui s’en aperçoit lève la main, et dès lors nous entonnons tous un chœur afin de remonter par l’harmonie à la pensée universelle !