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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

loin des champs du Sauveur, je sais aujourd’hui pourquoi j’entendais mieux vos plaintes que l’hosanna des séraphins. Quand nous allions à Tolède, nous avions coutume de nous placer vis-à-vis de ce tableau, mon père ! Aussi ces jours-là mon ame se mêlait à ses pauvres soeurs, et tant que durait l’office, elle suivait leur douloureux cortége. Plus je grandissais, plus je me liais intimement avec ces étranges compagnes que je préférais à toutes les filles de la terre. Chaque année, elles venaient dans ma chambre pendant les nuits qui suivaient les fêtes de Pâques et de Noël, comme pour me rendre ma visite, et bientôt je reconnus sur leur visage à toutes la même expression de misère et de souffrance. Et comme, si vous allez dans un champ après l’orage, voyant les roses, les marguerites et les lis pendre tout en larmes à leurs tiges, vous dites : Pauvres fleurs brisées par le même coup de vent ! ainsi lorsque passaient devant moi toutes ces ames, à leurs fronts également penchés et flétris, je devinais qu’elles étaient victimes de la même tempête. Mais j’avais beau leur demander : Quel mal vous a réduites en si pénible état ? elles passaient toutes sans me répondre.

Ames du purgatoire, pourquoi ne m’avoir point avertie ? Hélas ! êtes-vous donc plus heureuses aujourd’hui que je partage votre peine ? Oh ! je ne veux pas être aussi cruelle, et si le Seigneur le permet, avant d’entrer au purgatoire, j’irai dans l’église de Tolède écrire sous vos pieds à toutes : — Amour, amour, amour ! — afin que désormais les vierges de la terre puissent voir quelle flamme a séché tant de fleurs en leur racine. Un jour de fête, pendant les vêpres, les cierges du tabernacle inondaient ce côté du tableau d’une lumière ardente qui semblait un reflet du purgatoire ; jamais l’expression de cette divine peinture n’avait été plus douloureuse. Aussi je m’abandonnais toute entière à ma tristesse, et la foule s’écoulait déjà par le grand portail, que je suivais encore le cortége. Mon oncle s’approcha et me fit voir au-dessus une ame saintement bercée au bord d’un nuage ; et comme je pleurais de joie, il me frappa sur l’épaule et me dit : — Petite enfant, si tu mourais aujourd’hui, voilà comme les anges t’emporteraient au ciel. — Oh ! malheureuse ! malheureuse ! mon père, parlez-lui bien de ce tableau ; et le matin, lorsqu’il vous reconduira jusqu’à la porte, avant de le quitter, dites-lui : Rafaël, l’ame de ma fille est en peine, priez pour elle !