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REVUE DES DEUX MONDES.
Le Commandeur.

Dix mille ans de purgatoire !

Anna.

Consolez-vous ; d’après le jugement de Dieu, je ne dois consommer toute seule mon expiation que dans le cas où nul ne voudrait y participer sur la terre.

Le Commandeur.

Que veux-tu dire ?

Anna.

L’ange que Dieu m’avait donné pendant ma vie et que j’ai laissé remonter, ne viendra m’ouvrir les portes du purgatoire que lorsque mon urne sera remplie avec des pleurs, et si nul vivant ne m’aide, il faudra dix mille ans pour cela. Les damnés ont la paupière aride et sèche ; ils se tordent long-temps sans pouvoir larmoyer, et souvent encore parmi les pleurs qu’ils versent après de longs efforts, la flamme qui les entoure en dévore beaucoup. Si nul ne m’aide, il faudra dix mille ans pour cela, mais qu’une ame généreuse et pénitente s’agenouille devant le Christ et frappe sa poitrine en disant : Miséricorde pour Anna ; les larmes abonderont en ses paupières, et moi bien heureuse je sentirai mon urne se remplir et déborder comme le ruisseau, après que le soleil a fondu les neiges de la montagne.

Le Commandeur.

Tu veux des larmes, pauvre fille, et nous autres statues nous n’avons dans les yeux que des gouttes de pluie ou de rosée.

Anna.

Oui, mais il nous reste des parens ici-bas. Tenez, mon père, demain soir allez à Tolède visiter monseigneur l’archevêque, parlez-lui de son office du matin, de sa cathédrale qu’il aime tant, de cette grande peinture qui représente le jugement dernier. Combien de fois il m’a conduite par la main devant cette mystique toile que je ne pouvais regarder sans une émotion d’extase et de douleur ! Oh ! je me souviendrai toute l’éternité de cette longue file d’ames qui, tandis que les élus volaient au ciel et que les damnés tombaient dans le gouffre, tristes et lamentables cheminaient à pas lents sur un nuage, et la face tournée vers Jésus, entraient au purgatoire. Ô douces brebis que l’ange menait paître