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Allemand tourner les talons. Comme je n’avais aucune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

J’avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron et imprévoyant à la fois. C’est ce qui faisait dire à mon précepteur que j’avais le caractère d’un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l’oublie dès qu’il est passé. Il n’est pas d’oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piège où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l’on prendrait volontiers pour du courage. Mais quand j’y suis, je n’y fais pas meilleure figure que les autres. Je l’avoue sans honte, parce qu’il me semble qu’un homme de quatre pieds dix pouces n’est pas obligé d’avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j’ai vu bien des butors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j’aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d’un œil amoureux, que le quartier d’agneau commandé pour son souper finît de rôtir. Il se leva en me voyant, et m’offrit une chaise auprès de lui. J’étais un peu confus de la méprise que j’avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table : à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre ; à lui le vin généreux d’Asolo, à moi l’eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu’il se sentît peu d’appétit, soit qu’il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m’invita à partager son repas, et j’acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque intelligible, et il me fît d’agréables reproches du refus que je lui avais fait sur la route d’un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j’essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur ; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l’Auberge des Adrets d’une lieue. L’hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder