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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

m’inspirait tout le dédain qu’on a pour la réalité à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrens du Tyrol. J’entendis ces chants à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j’ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh ! que j’y ai dormi sur des herbes embaumées ! quelles belles fleurs j’y ai cueillies ! quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j’y ai vues passer en dansant ! quelles solitudes austères j’y ai trouvées pour prier Dieu ! — Que de chemin j’ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois modulations de l’orchestre !
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.....J’étais assis sur une roche un peu au-dessus du chemin. La nuit descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c’était le Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes rêves. — De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes dorés. Ils ont volé jusqu’à moi, comme une troupe d’oiseaux voyageurs ; ils sont venus me trouver quand j’étais un enfant tout rustique, et que je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d’Engelwad le long des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une pâle nuit d’hiver quand je venais d’accomplir un pélerinage mystérieux vers d’autres illusions que j’ai perdues, vers d’autres contrées où je ne retournerai pas. — Ils se sont transformés en violes et en hautbois sous les mains de Brod et de Urhan, et je les ai reconnus à leurs voix délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu’il fallût faire grande toilette et allumer les quinquets en plein midi pour les entendre. Ils chantaient si bien, qu’il suffisait de fermer les yeux, pour que la salle du Conservatoire devînt une vallée des Alpes, et pour que Habeneck, placé l’archet en main à la tête de toute cette harmonie, se transformât en chasseur de chamois, Engelwad au front chauve, ou quelque autre. — Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errantes qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes,