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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

encore faudrait-il que ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c’est-à-dire qu’il fût élevé de cent pieds au-dessus d’une vallée délicieuse, et qu’on y pût déjeuner tous les matins sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes, et du pain anisé.

C’est à un pareil déjeuner que je t’invite quand tu auras le temps d’aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout : la vie n’aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir ; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle, la neige des Alpes aussi pure ; et notre amitié ?… — J’espère en ton cœur, et je réponds du mien. ».

La campagne n’était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d’un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cailloux et de débris de roches qu’elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle de collines fertiles couvertes de ces longs rameaux de vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres de la Lombardie, faisait un premier cadre au tableau, et les monts neigeux, étincelans aux premiers rayons du soleil, formaient, au-delà, une seconde bordure immense, qui se détachait comme une découpure d’argent sur le bleu solide de l’air.

— Je vous ferai observer, me dit notre ami, que votre café refroidit, et que le voiturin nous attend.

— Ah ! çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux retourner maintenant à Venise ?

— Diable ! reprit-il d’un air soucieux.

— Qu’avez-vous à dire ? ajoutai-je. Vous m’avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment, et quand j’en touche le pied, vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville marécageuse ?

— Bah ! j’ai gravi les Alpes plus de vingt fois ! dit le docteur.

— Ce n’est pas absolument le même plaisir pour moi, de savoir que vous l’avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.