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monsieur le curé parce qu’il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.

Pierrette pleurait aussi et n’osait rien dire, mais elle n’était pas fâchée contre moi parce qu’elle savait bien que c’était pour l’épouser que je voulais partir.

Dans ce moment-là deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme de chambre qui avait l’air d’une grande dame, et ils demandèrent si la petite avait préparé ses hardes, que la reine et Mme la princesse de Lamballe lui avaient demandées.

Le pauvre curé se leva si troublé, qu’il ne put se tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère tremblaient si fort qu’elles n’osèrent pas ouvrir une cassette qu’on leur envoyait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s’était passé, et je le lui dis comme je vous l’ai conté, mais un peu plus brièvement.

— Et c’est pour cela que tu veux partir, mon fils, me dit-il en me pressant les deux mains, mais songe donc que la plus grande dame de l’Europe n’a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu’elle t’a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand bénet, et que tu peux être jardinier toute ta vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale t’appartiendrait, mon ami, au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t’appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la morale. Tu perdras tous les bons principes que je t’ai donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile, tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d’un mauvais garnement, et sa mère l’en empêcherait quand elle le voudrait. Et moi, que pourrai-je faire pour toi si tu oublies tout-à-fait la Providence ? Et tu l’oublieras, vois-tu, la Providence, je t’assure que tu finiras par là.

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés