Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/184

Cette page a été validée par deux contributeurs.
178
REVUE DES DEUX MONDES.

Français soi-disant émigré, était celui dont je supportais l’assiduité avec le plus de peine : c’était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être : mais sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j’étais souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec ; c’était de plus un homme sans mœurs et sans cœur, mais je n’en savais rien, et il me déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j’étais sur le balcon et qu’un rideau de soie l’empêchait de me voir, j’entendis qu’il disait au marquis vénitien : Mais où est donc Juliette ? Cette manière de me nommer me fit monter le sang au visage ; j’écoutai et je restai immobile. — Je ne sais, répondit le Vénitien. Ah ! çà, vous êtes donc bien amoureux d’elle ?

— Pas trop, répondit-il, mais assez. — Et Leoni ? — Leoni me la cédera un de ces jours. — Comment ! sa propre femme ? — Allons donc, marquis, est-ce que vous êtes fou ? reprit le vicomte : elle n’est pas plus sa femme que la vôtre : c’est une fille enlevée à Bruxelles ; quand il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m’en chargerai volontiers. Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre. — Grand merci, répondit le marquis ; je sais comme vous dépravez les femmes, et je craindrais de vous succéder. —

Je n’en entendis pas davantage, je me penchai à demi morte sur la balustrade, et, cachant mon visage dans mon schall, je sanglottai de colère et de honte.

Dès le soir même, j’appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai raison de la manière dont j’étais traitée par ses amis. Il prit cette insulte avec une légèreté qui m’enfonça un trait mortel dans le cœur. — Tu es une petite sotte, me dit-il, tu ne sais pas ce que c’est que les hommes : leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore plus ; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de leurs prétentions, au lieu de s’en fâcher.

Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m’écriant : Oh ! ma mère ! ma mère ! qu’est devenue votre fille ?

Leoni s’efforça de m’apaiser et il n’y réussit que trop vite. Il se mit à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot propos et de ne songer qu’à lui et à son amour.

— Hélas ! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se