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son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu’il n’avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j’entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir et me dit tout de suite que s’il était encore debout, c’était pour finir une lecture de Xénophon qui l’intéressait fort. Mais comme il n’y avait pas un seul livre d’ouvert dans sa chambre, et qu’il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe, mais j’en eus l’air. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d’approcher par degrés mes idées des siennes :

— Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d’aimant qu’il y a pour nous dans l’acier d’une épée. C’est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un évènement ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler), s’il ne serait pas vrai de dire et d’écrire qu’il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie, une passion qui ne tient ni de l’amour de la gloire ni de l’ambition : c’est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence ; enfin c’est l’amour du danger.

— C’est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis :

— Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer ? Qui le consolerait dans cet ennui d’un homme qui ne voit que des hommes ? — Il part et il dit adieu à la terre, adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour, adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie, adieu aux bons vieux parens, adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d’animaux silencieux et sauvages, adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l’agitation sublime de toutes les pensées dans l’oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde ; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis, l’eau, l’air et l’homme ; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l’ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire ; c’en est une