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rochers, quand les lucioles s’allumaient dans l’herbe autour de nous, et qu’un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d’un rêve ou s’éveiller à une autre vie ; son ame s’embrasait, son éloquence passionnée m’inondait le cœur ; il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec enthousiasme, il me prenait dans ses bras et m’accablait de caresses délirantes, puis il pleurait d’amour sur mon sein, et, redevenu plus calme, il m’adressait les paroles les plus suaves et les plus enivrantes.

Oh ! comment ne l’aurais-je pas aimé, cet homme sans égal, dans ses bons et dans ses mauvais jours ? qu’il était aimable alors, qu’il était beau ! comme le hâle allait bien à son mâle visage et respectait son large front blanc sur des sourcils de jais ! comme il savait aimer et comme il savait le dire ! comme il savait commander à la vie et la rendre belle ! Comment n’aurais-je pas pris en lui une confiance aveugle, comment ne me serais-je pas habituée à une soumission illimitée ? Tout ce qu’il faisait, tout ce qu’il disait était bien, beau et bon. Il était généreux, sensible, délicat, héroïque ; il prenait plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient frapper à notre porte. Un jour il se précipita dans un torrent au risque de sa vie pour sauver un jeune pâtre ; une nuit il erra dans les neiges au milieu des plus affreux dangers pour secourir des voyageurs égarés qui avaient fait entendre des cris de détresse. Oh ! comment, comment me serais-je méfiée de Leoni ? comment aurais-je fait pour craindre l’avenir ? Ne me dites plus que je fus crédule et faible ; la plus virile des femmes eût été subjuguée à jamais par ces six mois de son amour. Quant à moi, je le fus entièrement, et le remords cruel d’avoir abandonné mes parens, l’idée de leur douleur s’affaiblit peu à peu et finit presque par s’effacer. Oh ! qu’elle était grande la puissance de cet homme ! —

Juliette s’arrêta et tomba dans une triste rêverie. Une horloge lointaine sonna minuit. Je lui proposai d’aller se reposer. — Non, dit-elle, si vous n’êtes pas las de m’entendre, je veux parler encore. Je sens que j’ai entrepris une tâche bien pénible pour ma pauvre ame, et que quand j’aurai fini, je ne sentirai plus rien,