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De ce moment, je me sentis grandir à mes propres yeux. Que ce fût l’ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l’amour, une ame forte se développa et s’épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait éclore en moi plus de sentimens que les frivoles discours entendus dans toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier. Il voulut le hâter et m’apporta des livres. Ma mère en regarda la couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon cœur. C’étaient de beaux et chastes livres, presque tous écrits par des femmes sur des histoires de femmes : Valérie, Eugène de Rothelin, Mademoiselle de Clermont, Delphine. Ces récits touchans et passionnés, ces aperçus d’un monde idéal pour moi élevèrent mon ame, mais ils la dévorèrent. Je devins romanesque, caractère le plus infortuné qu’une femme puisse avoir.

Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J’étais à la veille d’épouser Leoni. De tous les papiers qu’il avait promis de fournir, son acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés. Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme de loi, et elles n’arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une colère extrême de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union. Un matin, il entra chez nous d’un air désespéré. Il nous montra une lettre non timbrée, qu’il venait de recevoir, disait-il, par une occasion particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d’affaires était mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu’il demandait encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à sa seigneurie les pièces qu’elle réclamait. Leoni était furieux et désolé de ce contre-temps ; il mourrait d’impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en larmes.

— Non, ce n’étaient pas des larmes feintes, ne souriez pas, don Aleo. — Je lui tendis la main pour le consoler ; je la sentis baignée de ses pleurs, et, frappée aussitôt d’une commotion sympathique, je me mis à sanglotter.

Ma pauvre mère n’y put tenir. Elle courut en pleurant chercher